25 - insaisissable

28 6 16
                                    

Avril 2000

Edith et Dewei s'était dirigées vers la chambre, comme si cette destination était une évidence. De nouveau, l'invitée prit l'initiative d'ouvrir la fenêtre, car la pièce sentait le renfermé et le tabac. Puis sans prononcer le moindre mot, elles s'installèrent sur le lit pour se retrouver.

Dewei fut surprise en constant qu'Edith était toujours aussi maigre, voire pire qu'avant, mais elle ne formula pas la moindre remarque. Elle ne voulait pas gâcher l'instant. En Chine, Dewei avait fréquentées quelques filles, mais elle pensait sans arrêt à Edith. Elle était indélébile, inoubliable.

Quant à Edith, elle ne se sentait pas coupable de trahir Alvaro, si elle pouvait employer ce verbe. Certes elle avait passé une excellente nuit avec l'Américain, mais elle ressentait aussi le besoin de retrouver Dewei.

Lorsque cette dernière lui proposa une nouvelle fois de la peindre, Edith secoua la tête et ne perdit pas une seconde plus.

Edith ouvrit son œil bleu. C'était toujours lui en premier, car il semblait voir le monde positivement : le soleil brillait dehors, elle entendait des oiseaux chanter, et elle était tout contre le corps de Dewei. Puis elle ouvrit son œil noir, et une tout autre vision s'offrit à elle : l'anorexie continuait de la ronger, la dépression menaçait de sortir du placard, et rien n'était éternel.

- Tu m'as manqué, entendit-elle.

Edith se tourna vers la jeune Chinoise, qui s'étirait sous les draps. Un an s'était écoulé, et pourtant Dewei était toujours aussi magnifique. Il leur restait beaucoup de choses à rattraper, mais cette première nuit avait été un bon début.

- Toi aussi, avoua Edith en glissant une main dans ses cheveux. Est-ce que tu vas repartir ?
- Évidemment. J'ai mon travail, là-bas. Tu sais, j'aimerais vraiment rester à Bristol plus d'une semaine, mais je ne peux pas.
-  Ce n'était pas toi qui disais que l'on n'était obligé de rien ? Tu refusais de devenir comme ses gens qui se lèvent tôt le matin et rentrent tard le soir, qui mangent des sandwiches en plastique le midi et finissent seuls, à regarder un film qu'ils connaissent par cœur ?
- Tu as raison, seulement nous n'avons pas le choix. Nous étions des gamines. On se postait sur le toit de l'internat et l'on se pensait intouchables. Ce n'était pas la réalité, Edith.
- Je suis toujours intouchable. Je ne dois rien à personne.
- Et est-ce que tu es heureuse ?

Edith réfléchit quelques instants. Elle se souvint que l'année dernière, peu après son installation ici, elle était retournée voir son professeur de philosophie, à la fin de l'un de ses cours. Ils avaient échangé quelques banalités, puis il lui avait posé la même question que Dewei.

La jeune Anglaise avait répondu qu'en ce moment, elle était heureuse, et Monsieur Smith lui avait enseigné que le bonheur n'était pas un simple était d'esprit, mais il restait constant tout au long de notre vie.

Edith relata les paroles du professeur à Dewei, qui mit plusieurs secondes à les prendre en considération, avant de lâcher :

- Cela voudrait dire que certaines personnes naissent malheureuses, et que d'autres ont plus de chance ?
- En quelque sorte. Le sentiment de bonheur que l'on peut ressentir après avoir appris une bonne nouvelle, par exemple, est en fait de la joie.
- C'est un peu difficile à concevoir, mais pourquoi pas. Et pour en revenir à ma question : tu penses être née heureuse ?
- Je pense que l'on est tous tristes, et ce depuis notre premier jour, jusqu'à notre dernier.

Cela faisait deux mois qu'Alvaro n'avait qu'une envie : rentrer chez lui, à Londres, et prendre le premier train pour Bristol. Sans doute était-il devenu en quelque sorte accro à Edith, sans doute l'avait-elle rendu un peu malade, un peu perdu. Il avait réussi à vivre près de deux ans sans elle, et seulement après une journée et une nuit ensemble, il avait du mal à avancer seul.

Mon insaisissableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant