7 - wonderful

22 6 6
                                    

Septembre 1995

Edith avait passé de loin la meilleure rentrée de sa vie. Elle avait supporté quelques regards insistants posés sur elle, avait entendu certaines personnes parler d'elle à voix basse, mais cela l'amusait, maintenant. Elle n'avait pas peur du jugement des autres, étant donné que c'était eux qui la craignaient.

De plus, elle avait rencontré la fille la plus incroyable du monde, à ses yeux. Elle l'avait emmenée sur le balcon d'une maison pour manger un sandwich américain, lui avait parlé des étoiles et d'amour, et l'avait finalement raccompagnée chez elle.

La maison d'Edith se situait dans une banlieue au Sud de Manchester, à deux pas du lycée. Mitoyenne, sa façade semblait écrasée entre les deux voisines et son style n'avait rien de particulier. C'était une maison tout à fait banale, sans histoire, qui n'attirait pas l'œil. Mia et Edith s'étaient arrêtées devant, sans rien dire, sans se regarder, puis Mia demanda :

- T'as envie de m'embrasser ?

Edith se tourna vers elle, mais ne rougit pas. Elle avait appris à contrôler ses émotions, et de toute façon, elle avait déjà embrassé quelqu'un. Mais jamais une fille, alors elle se demanda ce que cela lui ferait dans le ventre.

- Tu me promets de mon donner le nom de ton tatoueur ?
- Juré, je viendrai même avec toi.
- Je demanderai si j'ai le droit, avant...

Edith jugeait que ses parents devaient au moins donner leur avis sur la question : un tatouage était définitif, et Edith n'était pas majeure. Mia n'était visiblement pas d'accord avec elle, car elle répondit sur le ton de la confidence :

- Ton corps, il appartient à qui ?
- À moi.
- Et ton cœur ? demanda-t-elle avec un sourire malicieux.

Edith secoua la tête en riant. Mia savait définitivement arriver à ses fins. Les deux adolescentes se rapprochèrent lentement l'une de l'autre, comme au ralenti, comme si le temps s'était suspendu autour d'elles.

Finalement, Mia posa sa main dans la nuque d'Edith, ce qui lui procura un frisson dans tout le corps, et elle l'embrassa doucement, avec une tendresse infinie, ce qui étonna la jeune fille, qui s'attendait à davantage de fougue.

Embrasser Mia, c'était magique. C'était le monde qui arrête de tourner, c'était les étoiles qui les regardaient, c'était le soleil qui brûlait plus fort, et leurs cœurs qui battaient à l'unisson. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, Edith en voulut plus, mais déjà Mia tournait les talons, la saluant simplement d'un geste de la main.

- See you tomorrow, wonderful.
- Attends ! s'écria Edith, mais Mia ne se retourna pas.

Déçue mais sur son petit nuage, Edith rentra chez elle. Sa mère, Elizabeth Davis, l'attendait sur le canapé. Depuis le changement physique de sa fille en 1993, elle avait moins confiance en elle, et vérifiait systématiquement qu'elle rentre à l'heure.

- Ta journée s'est bien passée ?
- Wonderful.

Elizabeth ne voulut pas en savoir plus, faisant simplement passer son inquiétude pour de l'intérêt. Sa fille avait l'air heureuse, et un sourire qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps était plaqué sur ses lèvres.

Edith monta dans sa chambre en sautillant. Elle avait envie d'ouvrir la fenêtre et de chanter jusqu'au bout de la nuit. Elle se jeta sur son lit après avoir laissé tomber son sac au sol, et elle fixa le plafond d'un air absent, pour revivre mentalement cette journée.

- Je t'ai vue embrasser la fille.

Edith sursauta, sortant brusquement de ses pensées, et se tourna vers sa sœur, qui se tenait dans l'encadrement de la porte. Margareth, âgée de douze ans, lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, ayant subi la même transformation.

Alors qu'elle entrait au collège, Edith avait compris que Margareth allait suivre le même chemin qu'elle : elle portait des chemises bien repassées, des jupes immaculées, et ses cheveux étaient rassemblés en deux nattes. Petite fille modèle. Elle allait entrer dans la file, la tête baissée et les épaules droites, sans avoir son mot à dire ni son avis à exposer. Comme tout le monde. Le ventre rentré, la poitrine sortie, et on sourit.

Edith avait voulu éviter cela, car elle savait qu'un jour ou l'autre sa sœur allait vivre la même chose qu'elle. En effet, elle la voyait devenir plus distante, éviter les discussions à propos des cours, et parfois rentrer avec quelques bleus, prétendant une simple chute dans les escaliers. Un mois après la rentrée, alors que la petite Margareth dormait profondément, Edith était entrée dans sa chambre et lui avait grossièrement coupé les cheveux, avant de poser sur sa chaise quelques-uns de ses vêtements qui ne lui allaient plus.

- Pourquoi tu as fait ça ? insista Margareth, ses yeux bleus plantés dans ceux de sa sœur.

Edith se racla la gorge et invita sa sœur à venir s'asseoir sur le lit, à côté d'elle. La cadette ferma la porte à clef et s'exécuta, trop curieuse pour ne pas écouter ce qu'Edith avait à
lui dire.

- Tu m'as vue ?
- Oui, par la fenêtre. C'est qui, elle ?
- Une camarade de classe, tenta Edith, qui ne savait pas comment décrire Mia, tant elle était incroyable.
- On n'embrasse pas ses camarades de classe comme ça.

Margareth n'était pas du genre à lâcher l'affaire. Avec l'âge et les conseils de sa sœur, elle était parvenu à s'affirmer, et elle s'était directement faite respectée. Maintenant, elle possédait une confiance en soi-même qui lui permettait de tenir tête à n'importe qui, et elle gagnait toujours.
Edith l'avait bien compris, alors elle ne chercha pas à mentir ou à éviter la question :

- C'est une fille que j'ai rencontrée aujourd'hui.
- Tu l'aimes déjà ? s'étonna Margareth, les sourcils froncés.

Elle était moins jolie qu'Edith, car elle ressemblait davantage à son père. Elle avait hérité de ses traits grossiers et de son nez imposant, et elle n'avait pas les yeux vairons, contrairement à sa sœur, qui tenait la majeure partie de son charme de cela.

- Tu n'as jamais rencontré Mia, se défendit Edith. Elle est... formidable.
- Tu l'aimes, alors ?
- Écoute Marg, j'ai tout mon temps, non ? Je sais ce que je fais, OK ? Tu n'as vraiment pas à t'inquiéter.
- Depuis quand tu aimes les filles, toi ?
- Je ne le savais pas non plus, avant ce matin. J'ai passé la plus belle journée de ma vie, alors je ne pense pas avoir encore des doutes. Mais j'aime aussi les garçons, je crois...
- Tu ne peux pas simplement faire comme tout le monde ?

Cette dernière phrase anima Edith d'une colère du passé, comme un mauvais souvenir vient tordre le cœur de quelqu'un. Elle avait trop entendu : c'est une fille sans histoire, rien de spécial, rien à signaler. Une gamine comme toutes les autres, vous savez, à cet âge-là, on se ressemble tellement...

- C'est ce que j'ai fait pendant treize ans. Tu as vu jusqu'où ça m'a menée ? Tu as vu comme tu as failli tomber, toi aussi ?
- La seule chose qui est tombée, c'est mes cheveux.
- C'était pour ton bien, Marg. Je voyais bien comment tu rentrais le soir, je t'entendais pleurer la nuit, tu sais. Tu ne te sens pas mieux, depuis ton changement ? Tu ne te sens
pas toi-même ?
- Si, mais j'ai perdu presque tous mes amis, se plaignit la jeune fille.

Edith se reconnaissait tellement dans sa sœur qu'elle lui paraissait presque attendrissante. Elle avait traversé les mêmes épreuves qu'elle, sauf qu'elle n'avait eu personne pour l'aider à remonter la pente. C'était un matin qu'elle s'était emparée du maquillage de sa mère, pour se trouver enfin, derrière une tonne de sourires et de chemises blanches.

- On s'en fiche, de tes amis, Marg. Tu préfères avoir quelques personnes avec qui discuter, ou être sûre de celle que tu es vraiment ?
- J'en sais rien. Toi, tu es sûre d'aimer Mia ?
- Non, et alors ? J'essaye, et je verrai où ça me mène. Il y a un proverbe qui dit : qui ne tente rien n'a rien, c'est joli, non ?
- Si tu le dis, soupira Margareth, peu convaincue.

Elle se leva pour sortir de la chambre de sa sœur, mais Edith la retint par le bras et lui demanda :

- Ne dis rien à papa et maman.
- J'ai fini de jouer à ce genre de jeux, Edith.

Mon insaisissableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant