2 - indésirable

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Septembre 1991

Edith manqua de tomber en sortant du bus. Son sac pesait une tonne, alors qu'il s'agissait de son premier jour au collège. Théoriquement, elle n'avait besoin de rien, mais sa mère avait insisté pour qu'elle emmène une demi-douzaine de cahiers.

- Au cas où, avait-elle dit.

Elle avait aussi insisté pour qu'Edith enfile une chemise à rayures et tresse ses longs cheveux blonds. Celle-ci constata que toutes les filles dans la cour de récréation avaient opté pour une tenue similaire. Elle se fondait dans la masse, ce qui lui allait parfaitement. Elle s'assit seule sur un banc, et posa son cartable à côté d'elle, un peu comme une muraille.

Edith n'était pas habituée aux autres. Sa mère était une véritable mère poule et elle n'était jamais sortie du cadre familial. Ses parents étant protecteurs et sa maison chaleureuse, elle n'avait jamais éprouvé le besoin de s'en aller, de prendre du recul, de souffler un peu. Et puis elle n'avait que dix ans, ce genre de choses n'étaient pas de son âge. Selon elle, ceux qui osaient se démarquer avaient été mal élevés. Elle refusait de voir plus loin et d'admettre qu'il existait différents modes, cultures et horizons. Les premiers mois au collège se passèrent plutôt bien. Edith s'était fait quelques amies, dont Hannah et Kate, deux sœurs jumelles. Elles étaient niaises et stupides au possible, mais elles étaient les seules à ne pas s'être moquées des yeux d'Edith.

Ils étaient vairons, elle en avait un bleu marine et l'autre noir. Malgré ses nouvelles rencontres, elle préférait être seule, si bien qu'elle finit par s'éloigner de tout le monde. Sur son fidèle banc, elle pensait. Elle songeait à son avenir ou inventait des histoires, elle se remémoraient de vieux souvenirs, qui ne comprenaient que deux figurants : ses parents.

Sa classe était très féminine, ne comptant que cinq garçons sur vingt-et-un élèves. Edith parlait de temps à autre aux jumelles, en souriant timidement, mais n'adressait pas la parole au reste des enfants. Elle avait vu Mary embrasser Karl dans les couloirs, et s'était sentie révoltée. Ses parents ne se comportaient pas comme ça devant elle, alors pourquoi s'exposaient-ils ainsi devant tout le monde ?

Edith participait activement à tous les cours. Elle était assise au premier rang, et levait la main à chaque question du professeur. Cela lui valut quelques reproches de Madame Carter, comme :

- Il faut que tu te fasses plus discrète, Edith. Les autres doivent se sentir étouffés et n'osent pas essayer. Tu comprends, n'est-ce pas ?

Edith avait rougi et avait bafouillé une excuse. Ce que Madame Carter ne savait pas, c'était que les réponses qu'elles donnaient constituaient ses seules paroles de la journée. Le lendemain, elle n'avait pas levé la main, et personne ne l'avait fait à sa place. Elle s'était sentie utile, mais pas indispensable. Jamais elle n'aurait osé penser une telle chose.

Puis elle avait recommencé, en prenant confiance en elle. Sa voix tremblait moins, mais ses joues continuaient de s'empourprer dès que les regards se posaient sur elle. Elle ne comprenait pas pourquoi ce n'était pas le cas de Mary, par exemple, qui pouffait en la voyant devenir rouge comme une tomate. D'ailleurs, Edith fut rapidement rebaptisée ainsi. Dans la cour, on la pointait du doigt en riant, mais elle esquissait un petit sourire à chaque fois. C'était gentil, c'était enfantin. Ils avaient dix ans.

Le cours qu'elle détestait, c'était l'éducation physique et sportive. Ce dernier adjectif ne lui allait pas du tout, et elle était toujours à la traîne, en train de reprendre son souffle ou de refaire ses lacets. Le cycle de handball avait été le plus humiliant pour elle : deux personnes, généralement les meilleurs garçons de la classe, s'occupaient de constituer les équipes, en nommant ceux qu'ils voulaient voir dans la leur. Edith était la dernière, tout le monde avait été réparti dans les deux groupes. Théoriquement, elle devait rejoindre l'un d'eux, qui comporterait un joueur de plus.
- C'est à toi de choisir, Edith, proposa le professeur, un Écossais qui avait le visage bronzé, sauf autour des yeux.

Une fois de plus, Edith avait rougi. Elle s'était tournée vers le premier responsable de l'équipe, qui avait secoué la tête. Elle s'était alors repliée sur le second, qui lui sourit. Rassurée, elle commença à s'approcher de lui, mais il lança d'une voix assurée :
- Tu fais quoi, là ? Même pas en rêve.
- Personne ne veut de toi, ici, avait ajouté Mary, les bras croisés sur sa poitrine naissante.

Le cœur d'Edith s'était serré, comme pour ne pas absorber davantage de souffrance. Elle avait couru vers le professeur pour lui expliquer la situation. Amusé, il avait eu la même réaction que le second garçon : il avait souri. Ses lèvres s'étaient relevées, à la fois par une compassion et une pitié malsaines. Là, elle eut l'impression de recevoir un coup au cerveau. C'était un mal psychologique. Elle était allée se réfugier dans les vestiaires, et avait pensé à ce qu'aurait dit sa mère, si elle avait été là.

À la fin du cours, les filles rentrèrent aux vestiaires, où Edith se trouvait toujours. Mary, la plus populaire de toutes, qui dominaient toutes les autres, alors dans son ombre, se planta devant elle. Comme Edith avait la tête entre les mains, Mary lui tira les cheveux.
- Regarde-moi, ordonna-t-elle.

Edith s'exécuta, et des larmes montèrent sous ses paupières. Cependant, elle n'en laissa couler aucune, car son père lui avait dit un jour que c'était inutile, et que cela ne résoudrait en rien ses problèmes. Alors elle regarda Mary droit dans les yeux, son cœur battant la chamade. La jeune adolescente parut troublée, et elle la relâcha en soupirant :
- Indésirable. T'as même pas été foutue de trouver une paire d'yeux qui voulait bien de toi.
- Je t'emmerde, marmonna Edith.
- Pardon ?
- Je t'emmerde, répéta-t-elle, la mâchoire serrée.

Mary prit un air blessé et alla prévenir le professeur. Edith fut convoquée chez le directeur, et se confondit en excuses, en priant pour qu'il n'en parle pas à ses parents. Elle avait passé le reste de l'année plus seule que jamais, ne levant plus la main en cours pour ne pas rappeler sa présence, et ne n'adressant la parole à personne, craignant de parler trop fort. Elle avait bâti une véritable muraille autour d'elle.

Mon insaisissableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant