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Il ne m'en faut pas beaucoup pour exploser de l'intérieur. Rencontrer une personne connue dans la rue même si je ne connais pas son nom, avoir un vingt sur vingt dans une matière dont je n'ai absolument rien à faire ou tomber sur du sirop d'érable dans un centre commercial alors que je ne compte pas en acheter, font partie des petites choses qui m'ont déjà fait exploser le coeur. Je suis de nature fragile. Et au cas où vous l'auriez oublié entre-temps, j'intériorise beaucoup.
Bref, j'ai gloussé. À la différence du cri d'une dinde en train de se faire traire comme une vache, le petit rire aigu produit par mes cordes vocales n'avait rien d'effrayant. Non, ce qui est effrayant par contre, c'est que c'est la première fois que je glousse. Même Ryan Gosling n'a pas cet effet sur moi quand il enlève sa chemise.

- Je te paye un verre ?

La question n'est pas anodine. Nous sommes dans un bar, mon verre de coca est bientôt vide et lui n'a encore rien commandé à boire. Mais je n'ose pas lui dire que la fumée de sa cigarette me donne des nausées et que ma vessie est sur le point de déflagrer à cause des glaçons que j'ai avalés. 

- T'as des toilettes chez toi ?

Ma question n'est pas anodine non plus. Même si lui à l'air de croire le contraire vu l'expression surprise qu'il a.
Il écrase sa cigarette dans le cendrier. Ça me fascine, ça me fascinera toujours. Les fumeurs qui écrasent leurs mégots dans des cendriers, ça n'a pourtant rien d'extraordinaire et pourtant dans les seuls souvenirs d'enfance que j'ai avec mon père, je l'y vois écraser sa cigarette dans un cendrier débordant de cendres.

- Encore heureux ! T'as besoin de soulager une envie pressante ?

Non, je désire entrer dans la Chambre des Secrets. Cette fois-ci, la question est stupide. Il ne pense tout de même pas que j'ai pour projet d'y prendre un bain ?
Mais il n'a pas tout à fait tort. L'envie pressante, c'est lui. Comme une personne qui se noie et qui a désespérément besoin de revenir à la surface pour respirer.

- Les toilettes publiques me dégoûtent.

Son sourire permet de récupérer les points d'estime qu'il vient de perdre.

Je tremble de temps en temps, pas très souvent. Ça a un côté peu rassurant à mon âge, on peut être atteint de la maladie de Parkinson. J'ai toujours eu un peu peur en voyant mon pouce trembler. Je sais que c'est comme ça qu'un des membres de ma famille à réaliser qu'il était atteint.
Cependant, les causes pour lesquelles je tremble en le voyant me regarder sont toutes autres. Mes mains et mes genoux tremblent parce que j'ai terriblement envi d'une chose que je m'empêche d'obtenir depuis des lustres.
Faire les choses bien et dans l'ordre, c'est dans ma nature. Mais en vérité, je rêve secrètement de tout arracher. Arracher mes vêtements, ma peau, mes os, tout ce qui me ralentit dans mon avancée. Faire les choses dans le désordre, sans prendre connaissance des risques et des conséquences, et croquer la vie à pleines dents comme si j'y goûtais pour la première fois.
Bref, j'ai terriblement envie de lui faire l'amour. Lui ou un autre, peu importe celui qui se cache sous son corps.

- C'est une excuse pour qu'on aille chez moi ?

J'ai beau être honnête, je n'aime pas toujours avouer ce qui se cache dans ma tête. Trop dévoiler, c'est trop s'exposer aux yeux des autres. Je suis une personne très pudique, qui n'aime pas ressasser le passé et qui préfère parfois en inventer un autre pour cacher la vérité. Trop s'exposer, c'est accepter la possibilité d'être blessée. Jamais. Ma coquille de fer est là pour empêcher les autres de m'atteindre en plein coeur. Elle n'est pas à l'épreuve des balles et laisse les mots les plus douloureux pénétrer sous ma carcasse, mais elle me protège des sentiments envahissants et des émotions néfastes. Aimer, oui, mais avec délicatesse et recul. Détester, oui, mais avec tolérance et respect. Je suis comme ça.
Je ne suis pas pour tout ce qui est conventionnel, à vrai dire, je m'en fiche pas mal. Attendre le troisième rendez-vous pour avoir un premier baiser, le présenter à ses parents, attendre au moins deux mois pour coucher avec lui... Je trouve ça particulièrement ridicule. À mon âge, on sait bien que tout est éphémère. Alors pourquoi perdre son temps à vouloir entamer chacune des étapes suivies par des vieux qui ont aujourd'hui divorcé et qui se battent pour ne pas avoir la garde de leurs mômes ?
J'ai des tas d'excuses. Aller aux toilettes est une urgence. Bousculer ma vie en improvisant est un remède pour le mal qui me ronge.

- Tu es plus intelligent que ta question.

Ça Va PasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant