J'aurais dû aller aux toilettes du café. "J'aurais dû" est un début de phrase que j'utilise beaucoup. J'aurais dû être moi-même avec Alexandre en sixième, on serait probablement encore amis - il serait peut-être même mon petit-ami - aujourd'hui si je n'avais pas essayé de l'impressionner. J'aurais dû ne pas rire aussi stupidement devant Alexis, il ne m'aurait pas regardé avec embarras et je ne serai pas paralysée devant le moindre garçon qui me regarde à présent. J'aurais dû ne pas laisser ma mère choisir mes vêtements jusqu'en quatrième, j'aurais trouvé mes goûts vestimentaires plus tôt et j'assumerai plus facilement qui je suis aujourd'hui. J'aurais dû travailler en mathématiques en cinquième, je n'aurais pas eu autant de mal à présent. D'ailleurs, je n'aurais pas dû aller en première scientifique, je hais les maths. J'aurais dû demander à aller ailleurs, ne rester pas dans cette classe de terminale, dans ce lycée où je me sens à la ramasse. J'aurais dû tourner à gauche, changer de chemin, changer de destin. J'aurais dû...
J'aurais dû lui dire que je n'avais pas de briquet. Que la chaise était prise. Que j'attendais quelqu'un d'autre.Bref, c'est la première fois que je roule en moto. On ne sait pas les sensations que cela procure avant d'avoir essayé soi-même. C'est à la fois terrifiant et excitant. Terrifiant parce que je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur de tomber. J'aime la vitesse et j'adore même les sensations fortes, là n'est pas le problème. Ce que j'aime beaucoup moins, c'est l'idée de lâcher et de me faire écraser sur la route par la voiture derrière. Ça, ce n'est pas excitant du tout. Par contre, ce qui m'excite, c'est l'idée de fuir. Fuir avec quelqu'un. Fuir n'importe où.
C'est là que je me rends compte que je suis peut-être en présence d'un psychopathe. Je suis douée pour penser aux scénarios catastrophes pendant l'événement rédhibitoire.
Là, tout de suite, si je ne vais pas aux toilettes, je risque de faire sur moi.
Un virage brusque manque de me faire glisser. Je crois que mon coeur a réussi à s'échapper. Je ressens comme une sensation de vide à l'intérieur de mon corps. Je ne suis qu'une carcasse en train de pourrir. Vite, sauvez-moi.
Il s'arrête et c'est comme si le monde me rentrait dedans.
- J'habite au second.
Je fais dans la délicatesse. Je me connais, je suis une personne très maladroite alors je m'efforce depuis toujours de tout faire délicatement. Mais aucune personne sur Terre ne peut être parfaitement délicate avec l'irrésistible envie de soulager sa vessie.
Lui prend son temps pour taper le code et pousser la porte afin de me laisser passer comme un parfait gentleman. Pas le temps pour la galanterie. Il ne faudrait tout de même pas qu'il me laisse croire qu'il serait capable de me porter jusqu'au second dans les escaliers pour m'empêcher de faire pipi dans le couloir. Absurde.
Mais je suis une fille délicate et patiente qui intériorise et qui suit les règles qu'elle s'est fixée dès l'âge de onze ans (onze ans bon sang ? Quoi, ça fait six ans que je suis incarcérée dans ce corps qui me sert plus de prison qu'autre chose ?).
- Je t'en prie.
Je n'attends pas qu'il me dise où se trouvent les toilettes. Toute personne qui se respecte et qui a la vessie sur le point d'éclater a un instinct particulièrement développé quand il s'agit de trouver le cabinet des WC.
- Merde.
Maintenant que j'ai l'impression d'avoir déversé deux bouteilles d'urine (pardonnez-moi l'image), je me sens terriblement honteuse. Suivre un inconnu jusque chez lui, sans même savoir dans quel endroit de Paris je me trouve... Si ma mère l'apprend, je suis morte. Sauf si lui me tue avant.
- Ça va mieux ?
Là, je suis ridicule. Même si je ne vois pas mon reflet dans ses yeux railleurs, je sais pertinemment que j'ai l'air profondément ridicule.
- Dis, tu ne comptes pas me découper en morceaux et conserver mon sang dans ton frigo, hein ?
Poser la question était censé me détendre, mais je n'en suis que plus gênée.
- Tu es plus intelligente que ta question.
Lui vient de gagner des points d'estime en plus.
Mais il ne répond pas à ma question qui, pourtant, est très sérieuse.- Non, je ne compte pas te faire de mal. Je peux t'offrir quelque chose à boire, par contre.
Normalement, c'est le moment où je me rétracte, que je recule et pars en courant. Normalement, c'est le moment où mon cerveau me dit : Tu ne suis pas le plan, tu enfreins les règles, ressaisis-toi !
Mais étrangement, il reste muet. Mon coeur bat la chamade et mon sang est en train de bouillir dans mes veines.
Là, c'est le moment où je hoche la tête et tends mon bras pour prendre la tasse de thé qu'il m'offre.- Du thé ? Quel genre d'homme a du thé chez lui ?
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Ça Va Pas
Short StoryJ'ai failli m'étouffer avec une madeleine. Et puis, je commence à ne plus avoir envie de vivre. Bref. Ça (ne) va pas.