Ça fait longtemps que je n'ai pas mangé de madeleine.
Je mange peu de pâtisseries, non parce que je fais attention à ma ligne, mais parce que j'ai un petit estomac. J'ai un petit estomac, mais j'ai tout le temps faim. Alors je mange tout le temps à intervalles irréguliers. Non, je ne suis pas en surpoids.- Alors ? Tu comptes faire quelque chose ? Je veux dire... Changer de pont ou de bateau ? Éviter la tempête ?
Il me regarde en mordant dans une madeleine. Je n'ai jamais pris le temps d'en apprécier le goût sucré, la fraicheur et la douceur.
Je hausse les épaules, c'est ma réponse préférée et elle le sera probablement pour toujours.- On ne peut pas changer sa vie. On ne peut que nous changer nous-mêmes.
Il acquiesce. Sa question n'était pas intelligente. Changer de pont ? Combien de fois ai-je voulu changer de corps, vivre la vie des autres ? Et changer de bateau ? Il est trop tard. Même quand on dit qu'il n'est jamais trop tard, là, il est vraiment trop tard. Oh, bien sûr, je pourrai me mettre à bosser, jouer les effrontées qui ne décollent pas leur nez du cahier de cours, mais ce serait m'enfoncer davantage dans le sable. Ne me parlez pas de sacrifices nécessaires. Ne me parlez pas de long terme. Ne me dites surtout pas : Il faut se donner les moyens pour réussir. C'est la phrase la plus hypocrite que j'ai pu entendre jusqu'ici. Elle est vraie, certes. Mais je refuse. Rien de ce que je peux faire à présent ne pourra corriger le passé. C'est un fait, pas besoin d'être un génie pour s'en rendre compte.
Je me dis parfois que ma vie a besoin d'une catastrophe. Je ne parle pas de la tempête qui m'attend. Je parle d'un séisme qui m'aiderait à prendre d'autres choix.
Je reviens à Nathan qui a besoin de quelqu'un pour bouleverser sa vie. Anaïs aussi en a besoin. Et tous deux se meurent d'attendre.- Dis quelque chose...
Ses yeux verts me transpercent. Ils sont encore plus clairs à la lumière du jour.
Je finis d'avaler la madeleine que j'ai entre les doigts. Puis je lui souris.- Je parle tellement mieux quand je reste silencieuse.
Il secoue la tête. Je souhaitais le faire rire, mais il ne semble pas apprécier ce que je viens dire.
- Tu sais pourquoi les gens comme toi et moi souffrent ? Parce qu'ils ne disent rien à personne.
Je hoche la tête. Sa remarque est vraie. Mais incomplète.
- Tu sais pourquoi les gens comme toi et moi ne disent rien à personne ? Parce que ça ne changerait que dalle... Et ne nous mentons pas, s'il te plaît. J'en ai déjà parlé. Et pas seulement avec le regard, crois-moi. Entre deux sourires, il m'est déjà arrivé de crier au secours. Tu sais ce qu'on m'a répondu ? Que je n'étais pas la seule. Que tout ceci n'était qu'un mauvais moment à passer... Et peut-être qu'ils ont raison, peut-être que ça va passer, que d'ici un an tout se sera arrangé et que je lèverai les yeux en pensant à ce que je ressens en ce moment... Alors je reste patiente.
Il baisse la tête. Je fais de même. La vérité est blessante, c'est un fait avéré. La réalité aussi est blessante. Il n'y a que les rêves qui ne blessent pas.
Nathan et Anaïs sont des rêveurs. C'est la seule chose que je tiens à préserver. Le reste perd de son importance à chaque seconde qui défile.- Quand les gens commencent à parler de leurs problèmes, ils deviennent tout de suite moins crédibles.
Il hoche la tête, me jetant un regard triste.
Je prends une profonde aspiration. Parler, ça fait un peu de bien. Dire toutes ces choses à quelqu'un qui ne nous connait pas personnellement, ça libère. Je n'irai pas jusqu'à demander à ma mère de prendre rendez-vous chez le psy, mais je dois admettre qu'il est bon de lâcher un peu de leste. Comme je l'ai dit, parler de ses problèmes, me rend un peu moins crédible et j'ai l'impression que ma vie n'est pas aussi insupportable que je le pensais. C'est l'effet Alexandre, sûrement.- Il faut que je rentre.
Alexandre lève lentement sa tête et sourit. Je prends une énième madeleine tandis qu'il se retourne et cherche quelque chose dans les tiroirs de sa cuisine. Puis après un cours instant, il pose un bout de papier devant moi et commence à écrire au stylo.
- Je te donne mon numéro.
Je manque de m'étouffer le temps que l'information me monte au cerveau. Un morceau de madeleine reste coincé dans ma gorge et une toux affreuse me brûle la trachée.
- Ça va ? s'inquiète-t-il.
Je hoche la tête, le visage en feu. Il me tend un verre d'eau que je bois jusqu'à ce que ma gorge se libère.
Puis je regarde ce petit bout de papier qu'il glisse vers moi.
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Ça Va Pas
Short StoryJ'ai failli m'étouffer avec une madeleine. Et puis, je commence à ne plus avoir envie de vivre. Bref. Ça (ne) va pas.