10 Vérités

MATHIAS VELGUARD

Vincent, à quoi tu joues ? Je sais que c'est toi qui a m'a donné ce carnet, car il n'y a que toi qui connaisse le code du cadenas qui ferme mon casier... J'étais censé le jeter. Je l'ai vu, je l'ai feuilleté, j'étais vraiment à deux doigts de le jeter...

Je t'ai dit que je m'en étais débarrassé et tu m'as cru. Tu l'as toi-même souhaité, tu voulais le noyer dans les toilettes et t'aurais dû le faire, parce que c'est vraiment absurde. Tout ce que ce carnet renferme est totalement absurde. Depuis quand t'écris des journaux intimes, Vincent ? Et depuis quand tu penses mériter mieux que nous, mieux que tes potes, mieux que moi ?

Pourquoi me l'as-tu donné ? Tu voulais que je vois le message qui m'étais destiné, hein ? Tu voulais que je sache qu'il y a un pédé qui m'aime, c'est ça ? Et depuis quand ce genre de chose t'intéresse ?

Non, ça ne peut pas être ça. Ce n'est pas une histoire de queue... Tu m'as donné ce carnet pour les mêmes raisons qui t'ont poussé à écrire là-dedans.

Je ne connais pas les gens qui ont rempli les pages précédentes - en vérité, je m'en fiche, j'ai survolé ce qu'ils ont écrit, leur vie n'intéresse personne - mais elles ont raison quand elles disent que t'es con... Parce que t'es con, Vincent. T'es con de m'avoir donné ce carnet et je suis encore plus con de me prêter au jeu...

Je vais le jeter.

...

D'accord, je ne l'ai toujours pas jeté. Ça fait deux semaines qu'il prend la poussière sur mon bureau. Et je ne sais toujours pas quoi en faire.
Je n'ose pas le jeter. C'est con, je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de reprendre ce torchon à chaque fois que je le mets dans la poubelle... Je n'arrive pas à arrêter de me dire que c'est mal... Ou alors, est-ce juste parce que j'ai envie d'écrire dedans ?

T'as gagné, Vincent.

Y a un truc qui me tort les tripes... Mon frère est revenu de prison depuis une semaine. Il a changé. Non, il n'est pas plus grand, pas plus costaud, pas plus vieux qu'avant. Non, il n'est pas plus sage non plus, mais il est différent... Il pleure tous les soirs, discrètement, mais personne ne dit rien.

Je ne sais pas quoi faire, ni que penser. Je fais comme ma mère, je fais comme si de rien n'était, mais c'est difficile d'être sourd quand ta chambre est à côté de celle d'un gars qui pleure et que ton lit n'est séparé du sien que par un maigre mur. J'ai parfois envie de lui dire que je suis là, mais je me retiens même de respirer, j'ai peur de sa réaction. J'ai peur de découvrir ce qui le fait pleurer.

Alors ça me tort les tripes depuis une semaine. Je n'ai plus sommeil, je n'ai même plus faim. Clara s'inquiète, je ne la regarde plus, je ne l'embrasse plus, je n'ai même plus l'envie de la toucher. Elle pense que je ne l'aime plus... Mais l'ai-je déjà aimé ? Comment peut-on aimer une fille qui a déjà couché avec trois de nos amis ? Comment peut-on aimer une personne qui n'est avec vous que par intérêt ? Elle pense que je suis un gars bien, un gars drôle, un gars cool. Mais je vaux ce que valent les autres... Je ne vaux rien.

Vincent, tu sais que ça ne va pas, tu le sais et tu ne dis rien non plus. Personne ne dit rien, mais tout le monde me regarde droit dans les yeux chaque matin, chaque soir. Tout le monde sait que j'ai cessé de vivre depuis quelques temps. Mais tout le monde s'en branle.

J'ai honte pour mon frère. Je subis ce qu'il subit comme si c'était dans nos gènes. Comme si on était destiné à être ignoré, abandonné, oublié.
À quel moment de ma vie tout a changé ? À quel moment de ma vie ai-je fait pencher la balance du mauvais côté ? À quel moment ai-je pris le mauvais chemin ? Je n'ai que dix-sept et j'ai pourtant l'impression d'avoir ruiné ma vie. Je ne sais pas quoi faire. Et j'ai pourtant peur que tout s'arrête. J'ai peur de mourir. J'ai peur d'aller en prison. J'ai peur d'être comme mon frère tout autant qu'il a peur d'être comme mon père. Pourquoi maman ne fait-elle rien ? Pourquoi personne ne fait absolument rien pour nous sortir de là ? Quand est-ce que j'ai fait le mauvais choix ?

J'ai peur de dormir au même endroit que mon frère. Il a survécu. Mais je ne sais ce qu'il a dû faire pour survivre. J'ai peur.