VINCENT GRÄLD

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Je suis quasiment sûr que le temps bugge tout comme je suis quasiment sûr que si Martin m'entendait penser ça, il dirait d'une voix aiguë et particulièrement insupportable : "d'après la relativité restreinte, ce n'est pas le temps qui bugge, mais l'espace". Sauf que je n'ai que ma montre comme repère et que les secondes se sont changés en heures. Que Martin aille se faire voir !

J'ai déjà été collé un millier de fois, et à force, je me suis fait à l'ennui. Là n'est pas le problème. Le réel problème, le petit truc qui commence à me secouer de l'intérieur et qui va bientôt me faire exploser, c'est d'entendre Mr Latente mastiquer son chewing-gum et tapoter sur son vieux Samsung tout pourri qui n'est même pas sur silencieux. Il mâche, fait claquer sa langue et avale sa salive comme une vache dans un pré, je l'entends du fond de la salle, alors qu'il sait pertinemment qu'il est interdit de manger un chewing-gum dans le lycée. Et d'utiliser son portable. Qu'est-ce qui m'empêche de faire de même, hein ?

Je n'ai qu'une envie, c'est de faire un flip table et d'aller enfoncer un stylo quatre-couleurs dans l'orbite de son oeil gauche.

Je regrette presque de n'avoir aucun devoir à faire, je n'ai même pas de stylos car ça fait quelques choses comme six mois que j'ai perdu ma trousse. Et il n'y a pas de Natalie ou de Marie pour me prêter un bic bleu, ça m'aurait permis de dessiner sur le T-shirt du voisin d'en face. Non, je suis obligé d'attendre, les mains sur les genoux, avachi sur ma chaise en faisant mon regard le plus blasé possible pour emmerder Mr Latente. Une remarque et j'explose. Je n'attends que ça.

Je n'ai pas de devoir, mais j'ai ce carnet de brouillon que j'ai "trouvé" sur le bureau du surveillant... Et une mine de crayon. Ouais, c'est carrément la galère pour écrire, mais au moins, ça fait passer le temps... En fait, non, ça ne fait passer que trois minutes sur cinquante-cinq. Si Mr Latente n'avait pas confisqué mon téléphone, j'aurais déjà trouvé quatorze façons de se suicider avec une feuille de papier.

Merde, mais qu'est-ce qu'on s'ennuie...

Alors, oui, je sais ce que vous vous dites (je dis vous, même si personne ne lira ce cahier, j'vais me faire une joie de le jeter dans la cuvette des chiottes, là où devrait séjourner la tête de Julien d'ailleurs...), vous vous dites : "Mais qu'est-ce que Vincent, le plus beau, le plus drôle, le plus intelligent (modestie quand tu nous tiens), fait avec une mine de crayon et un carnet ?" J'entends déjà les autres ricaner "Bah, Vincent... Tu sais écrire ? Et depuis quand ?" Mais je n'ai rien à dire, je me surprends moi-même. À croire que tous les efforts de ma mère pour que je m'exprime et que je "laisse éclore mes émotions à travers les mots" ont fini par avoir un impact. Non, il ne manquerait plus que ma mère me transforme en apprenti poète de mes deux. Je ne fais pas dans l'émotion. Mais je fais facilement dans l'action, et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'une seule remarque de Mr Latente suffirait pour...

J'ai perdu le fil de ma phrase, cet enfoiré vient de m'interrompre. À croire qu'il n'a jamais vu d'élèves écrire avec une mine de crayon. Bon, au moins, le petit nerd en face de moi m'a donné un stylo. C'est d'jà mieux.
Quoi ? Est-ce que j'ai fait un flip table à cause de sa remarque ? Non, mais vous croyez sincèrement que je tiens à me faire virer ? Je suis sur la liste rouge, celle où se trouvent tous ceux qui vont recevoir un agréable avertissement de comportement au conseil de classe... D'ailleurs, je suis le seul sur cette liste, je trouve ça scandaleux.

Enfin bref... Ma vie a l'air plus intéressante qu'elle ne l'est. Et si je devais la résumer en trois mots, ce serait : métro, boulot, dodo. Beaucoup me prennent pour le gars qui organise des soirées toutes les semaines, qui se torche à la Vodka et qui couche avec des rencontres Instagram. Ce n'est pas totalement faux, bon, d'accord. Mais je n'organise qu'une soirée tous les mois. Et depuis mon black-out de l'an passé, la Vodka et moi avons connu un divorce des plus cru. Quant à la fille d'Instagram dont j'admets ne plus me souvenir du prénom, elle a été la seule. Je sais qu'on me met dans la catégorie des mauvaises fréquentions à cause des rumeurs (oui, bon, j'admets aussi ne rien faire pour les contredire), mais je reste quelqu'un de bien. Si je faisais des efforts, comme... comme arrêter d'insulter Carla ou de ne pas jeter les affaires des autres au sol sans les ramasser... oui, si je les ramassais au lieu de marcher dessus, l'air de rien, peut-être que je ne verrai plus mon nom écrit sur les murs des toilettes. Non pas que ça me dérange particulièrement de le voir entouré de "Connard", "Bouffeur de chattes" ou encore d'une dizaine de coeurs flippants... Mais je me dis que je mérite peut-être mieux.

Si j'étais sage, ou du moins que j'en avais l'air, peut-être que Laura accepterait de me laisser une chance. Elle ne traîne qu'avec des nerds et des exclus de la société, mais toutes les fois où j'essaie d'être sympa avec elle, elle grimace comme si je venais de l'insulter. Oh, je sais que ce n'est pas de sa faute, je dois avoir la gueule du gars avec pleins d'arrières-pensées perverses. Mais je peux me montrer digne. Même si je ne sais pas trop ce que ça veut dire...

10 VéritésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant