1945

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Mercredi 21 mars 1945, sous une tente, dans un bois de sapins à environ 50 km au nord-est d'Hanovre.

15h. Je rouvre ce calepin pour relater la nouvelle vie que j'ai mené depuis 2 mois. Je n'écrivais plus à Breslau parce que je ne souffrais pas. J'étais, je peux le dire, heureux auprès de ma vie d'alors. J'avais tout ce que je voulais. Maintenant, je n'ai plus rien. Je suis faible. Je suis maigre. J'ai faim. Je n'ai plus de chaussettes. Parti le 24 janvier 1945 à 6h du matin, j'ai marché pendant 2 mois. Dans la neige, dans le froid, sous la pluie, les rafales de vent, la grêle. 2 fois la nuit. Je couche habillé depuis 2 mois dans les granges, avec joie quand il y a de la paille.

Nous avons couché dehors la nuit 3 fois. J'ai souffert des rhumatismes, de la faim, de la soif, ampoules aux pieds, transpiré, grelotté. Je suis faible, mais je ne suis pas malade. Heureusement. J'espère tenir jusqu'à la fin. On nous a parqués hier sous des tentes, à 25 par tentes et nous formons un groupe de 500 prisonniers. Nous avons touché 1 quart de café ce matin et presque un demi-litre de soupe à midi. Soupe que nous avons trouvée excellente : rutabagas, 1 patate et un peu de farine. Nous attendons. Aurons-nous du pain ? Depuis 2 mois je n'ai pas écrit. Comme tu dois être inquiète maman. Et si tu me voyais !

Lüneburg, le 21 avril 1945

Nous sommes libérés ! Enfin ! Qui m'aurait dit un mois plus tôt, où je n'avais rien qu'aujourd'hui je nagerais dans l'abondance ? Nous sommes restés 3 semaines à Winsen dans les bois. Nous avons travaillé : déchargement des wagons, transport de baraques démontables... Nous avons touché, heureusement, 2 colis américains. Ils nous ont sauvé la vie, puis nous avons évacué de nouveau devant l'avance des Anglais et nous sommes arrivés ici à Lüneburg, à 60 km au sud-est de Hamburg. Le 18 avril dans l'après-midi sont arrivées les chenillettes anglaises dans la caserne où nous logeons. Nous avons encore touché 2 colis américains chacun, des conserves, des biscuits, des chemises, gants, souliers, etc. Nous avons nos armoires pleines. Nous avons chacun notre lit, une petite chambre de 12, un poêle. Mais nous avons trop mangé. L'estomac n'est plus habitué. Et nous sommes presque tous malades. Personnellement j'ai une diarrhée terrible. Je ne peux pas manger, mais ce n'est rien. Dans quelques semaines, je reverrai la France, toi, maman, Roger, toute la famille. Quel beau jour ! Après toutes les souffrances que nous avons endurées, ce sera notre récompense. Notre calvaire est terminé. Nous ne faisons rien, nous sommes libres. Nous avons chaleureusement acclamé nos libérateurs. Pour l'instant, je me soigne afin d'être en bonne santé pour le retour. Je suis heureux. Je voudrais pouvoir vous envoyer un télégramme ou vous téléphoner et vous dire : à bientôt !

Raymond

Épilogue:

Mon grand-père, Raymond Buisset a repris sa vie quelque temps plus tard. Il a rencontré ma grand-mère peu de temps après. Il a eu 6 enfants, 14 petits-enfants, une vingtaine d'arrières petits- enfants et 2 arrière-arrière-petits-enfants. Il est décédé en 1998, à l'âge de 77 ans lors d'un banal examen de routine après avoir survécu à un cancer du côlon.

À l'époque, ce texte m'a bouleversé. Je n'avais entendu parler que de la vie dans les camps de concentration et d'extermination. Il m'a permis de m'imaginer à quoi pouvait bien ressembler la vie des prisonniers de guerre, qui n'étaient ni juifs, ni Tziganes, ni homosexuels, ni rien de ce qui envoyait ces pauvres hommes, femmes, enfants dans les camps de la mort.

Je dédis ce texte à tous ceux que nous n'oublierons jamais. À tous ceux qui sont morts à cause de la folie d'un homme.

Merci de m'avoir lu.

Journal d'un prisonnier de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant