NORAH

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Creep – Radiohead





Le silence s'est installé entre nous, une fois de plus, mais je ne crois pas que ce soit un silence gêné. Je crois que l'aube approche, et que nous sommes tous les deux aussi fatigués qu'excités. Dimanche est en train de chasser samedi. Je remonte des yeux le canyon que forment les buildings jusqu'au ciel, mélange du gris menaçant des nuages et du jaune des lumières de la ville, c'est hypnotique. Au sol, des costards-cravates fument devant les bâtiments de bureaux, et des limousines stationnées en double file attendent pour ramener les travailleurs de nuit chez eux. Les rejetons du royaume des finances ne semblent pas se soucier que le temps puisse s'arrêter à n'importe quel moment ; pourquoi ne suivent-ils pas le fameux précepte « Au septième jour, tu te reposeras », alors ? Sortez, les gars, profitez de votre vie. Faites comme moi.


Je suis tellement avide d'en apprendre davantage sur Harry, que ce silence m'est intolérable, bien qu'agréable. Peut-être que pour en savoir plus je dois en dire plus. Je l'informe donc :


— J'achète mes chemises au rayon homme de Marshalls.


— Ma mère adore ce magasin.


— Ta mère assure.


J'attends. Me parlera-t-il encore d'elle ?


Tandis que mon esprit passe en revue les informations que j'ai récoltées sur lui depuis le début de la soirée, ma bouche continue à déblatérer sur ce foutu Marshalls. Mon esprit, lui, s'attarde sur la façon dont Harry a interprété le tikkun olam : « Si ça se trouve, nous ne sommes pas censés chercher les pièces pour les remettre ensemble. Car c'est peut-être nous, les pièces. » J'essaie de rassembler celles qui composent ce mec. Voyons voir.


Hétéro ayant survécu à une histoire de six mois avec Tris. Bassiste dans un groupe homo. Parolier de talent. Qui s'est montré profond (du moins pour un goy) au sujet du tikkun olam. Et qui embrasse comme un dieu. Mais qui a DÉCLINÉ la proposition de sexe sans prise de tête qui lui a été faite dans la loge il y a deux heures par l'idiote que je suis. Qui s'est pointé chez Veselka plus tard (il a assuré comme une bête sur ce coup), mais qui n'a rien tenté dans la rame de la ligne 6, alors que l'occasion lui était servie sur un plateau, avec l'éclairage défaillant et les secousses du métro qui nous projetaient l'un contre l'autre. Qu'est-ce que je suis censée tirer de ce mec, moi ?


En appuyant ma tête sur son bras, je sens son odeur pour la première fois, sans le parfum de bière et de cigarette qui envahissait la boite, et je perçois une vague trace d'eau de Cologne ou d'huile aromatisée, comme s'il s'était fait masser dans un spa avant la soirée. Surprenant pour un punk d'être aussi apprêté. Je dois des excuses à Randy, de Randy Bande. Impossible que Harry soit 100% hétéro.


Comme pour confirmer mes soupçons, il sort un stick à lèvres de la poche de son jean. Je n'ai rien contre le baume, je passe mon temps à en mettre. Non ce qui m'inquiète, c'est qu'il est à la cerise. Si je découvre qu'il est homo, je pète un câble. Ils récupèrent les meilleurs ! Et je serai forcée de le prendre personnellement. Si Harry passe dans l'autre camp, ce sera un vrai gâchis, une nouvelle perte pour la gent féminine à ajouter à la liste déjà longue, de Scottie Grossier (le mal-nommé), en qui j'avais investi cinq années de flirt préadolescent et qui m'aurait donné mon premier baiser le soir de ma bat mitzvah si cet abruti d'Ethan Weiner ne s'était pas jeté sur lui avant, au craquantissime George Michael, mon toxico repenti préféré, qui, dans un monde juste et bon, aurait fait de moi sa Lolita pour m'initier en secret aux joies de l'amour. LA VIE EST INJUSTE !


Une nuit à New York | hsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant