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C'était comme attraper l'extrémité du fil dans une pelote de laine: le souvenir du cheval gris en amena d'autres. Beaucoup étaient d'abord imprécis, d'autres jaillissaient nets d'emblée, et lorsque la paysanne apparut à la porte de la cuisine, avec son beau sourire, encore un peu courbatue de sa course de la veille, il avait déjà rebâti quelques pans de sa vie d'avant.

Il ne fallut qu'une poignée de jours pour que s'en redessinent les principaux contours. A tout moment, alors qu'il barattait le beurre ou qu'ils fauchaient côte à côte - un pas, deux pas, le chuintement de leurs faux, un pas, deux pas, le chuintement de leurs faux - une image, une scène, une musique surgissaient dans sa mémoire, et il les lui décrivait du mieux qu'il pouvait, à elle qui ne pouvait se représenter une maison haute comme la cascade, une foule d'humains aussi nombreux que les fourmis sur le dôme de leur fourmilière, ou une musique faite d'autres sons que le chant de l'eau, le choc sourd de la hache sur une bûche et le tintement régulier des clochettes au cou des chèvres.

Cependant, en même temps que le décor se remettait peu à peu en place, il retrouvait aussi les détails du rôle qu'il y jouait. Son coeur aurait peut-être préféré l'ignorer; mais son sens du devoir lui commandait de redevenir le prince. Il devait rentrer au palais et prendre en main la destinée du royaume.

"Ma mie", dit-il un soir à la paysanne, alors qu'ils finissaient de souper, blottis près du fourneau dans la cuisine - car les nuits étaient fraîches désormais. "Demain je repartirai pour mon château: j'ai emprunté la mule de votre cousin. Dès que je serai installé, je vous ferai chercher, si vous acceptez de quitter pour moi vos montagnes."

Il faisait nuit encore lorsque, après avoir tendrement enlacé sa compagne, il quitta le village au matin du lendemain. Et presque nuit déjà lorsqu'il se présenta devant l'allée de tulipiers: la mule avait certes le pied sûr, mais peu de goût pour les allures autres que le pas.

Après avoir repoussé son assiette à moitié pleine, le vieux roi avait tenté, sans guère de succès, de s'intéresser à un projet de décret qui devait améliorer le stationnement des chevaux dans la cité et réglementer le ramassage du crottin. Il avait reposé les feuillets de notes rédigées par ses conseillers et pensait à son fils unique, disparu depuis la moitié d'un an, lorsqu'on vint l'avertir qu'un étranger prétendant être le prince, habillé comme un montagnard et monté sur un cheval d'une laideur peu commune, demandait à le voir.

Il y eut tant de larmes de joie, ce soir-là au château, qu'on aurait pu y humer le sel d'une brise marine.

Le lendemain matin, le prince eût tout juste le temps d'organiser le renvoi de la mule, dûment accompagnée d'une escorte chargée de présents pour le village et d'une lettre pour la paysanne de son coeur, avant d'être entraîné dans des festivités qui ne semblaient pas devoir connaître de fin. Le royaume n'avait rien connu de tel depuis des décennies. Chaque ville, chaque quartier, chaque guilde, chaque association avait à coeur d'organiser qui pavoisement, qui joutes, qui concerts, qui libations en l'honneur du prince retrouvé. Des jours durant, il n'eut le temps que de passer d'un bal à une inauguration, d'un banquet à un tournoi, se levant tard, se couchant plus tard encore.

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