La toute première fois que j'ai vu Nathalie, elle passait la porte de la salle où nous allions prendre notre première leçon de danse. Elle voguait en tête, deux ou trois copines visiblement admiratives dans son sillage, et elle riait de bon coeur à une plaisanterie que l'une d'elles venait de faire. Son évidente aisance - à mille lieux du stress que je ressentais moi-même alors, comme dans toute situation nouvelle - m'avait stupéfaite. Elle était venue droit sur moi et avait commencé à me parler comme si l'on se connaissait.
Nous avions sept ou huit ans, et elle avait une tête de plus que moi. J'étais subjuguée.
Au cours des années suivantes, nos routes n'ont cessé de s'entrecroiser: nous avons passé certaines de nos années d'école dans des collèges différents, d'autres dans la même classe, ou encore dans des classes parallèles. Puis je me suis inscrite en lettres, comme beaucoup de nos camarades de matu, tandis que Nath, à notre grande surprise, choisissait l'école polytechnique.
Elle réussit haut la main les examens de première puis de seconde année d'architecture, mais n'entra jamais en troisième. En octobre, à l'aube du lundi de la rentrée, alors que le réveil de ses camarades de volée n'avait même pas encore sonné, elle débarquait en trombe à l'hôpital; et tandis qu'eux-mêmes discutaient autour d'un café, au milieu de l'après-midi de cette première journée de cours, elle contemplait pour la première fois le visage de son fils.
Ses parents avaient plutôt bien pris la chose, pour l'époque. Néanmoins, s'ils avaient pu choisir à sa place, ils auraient certainement préféré qu'elle épouse le père de Joël, quitte à aider financièrement le jeune ménage et à prendre le bébé en charge durant les journées de la semaine pour que leur fille puisse terminer ses études.
Mais je ne crois pas que quelqu'un ait jamais pu choisir quelque chose à la place de Nath.
Elle décida donc d'élever seule son enfant - et François, le père, un assistant qui avait deux ou trois ans de plus qu'elle, ne chercha guère à la contrarier sur ce point. Durant les six premiers mois d'existence de Joël, elle lui consacra la totalité de son temps. Après quoi elle s'inscrivit à des cours du soir de secrétariat, tout en occupant à mi-temps un job de caissière qui lui permettait de payer son modeste loyer - elle continuait d'occuper le studio de la maison de ses parents - et les frais d'entretien de sa micro-famille.
Son diplôme de secrétariat obtenu, elle troqua la caisse enregistreuse pour une machine à écrire flambant neuve - un modèle à boule révolutionnaire, qui conservait en mémoire toute une ligne de texte avant de l'imprimer. Il lui fallait s'y rendre en train, puis en bus, un trajet qui, aller-retour, lui prenait près d'une heure et demie. Mais le travail était plus intéressant, moins fatigant et mieux payé qu'à la caisse. Et au lieu de devoir affronter chaque jour une ou deux demi-douzaines de clients désagréables, impolis voire injurieux, elle se réjouit de n'en avoir qu'un à supporter: le sous-directeur de la firme pharma qui l'avait engagée, qui occupait le grand bureau jouxtant le petit bureau où trônait la fameuse machine à écrire, et qui se trouvait être son chef.
Il était en quelque sorte son seul "client"; mais elle comprit vite que l'entreprise cherchait régulièrement une nouvelle secrétaire pour ce poste: bileux, convaincu de n'être pas à la hauteur des exigences de sa fonction et tout à la fois maladivement inquiet que quelqu'un s'en avise, il était capable de piquer de folles colères pour des broutilles - un espace de trop après une virgule, un rapport comptable livré avec douze minutes de retard sur un horaire au demeurant parfaitement arbitraire, ou un café sucré une fois de trop.
Cette erreur-là, elle l'avait commise dès le second jour. Elle venait d'engager un feuillet dans sa machine à écrire, après avoir déposé sur le bureau de son patron le café qu'il lui avait commandé de chercher trois étages plus haut, quand résonna l'interphone. L'interphone - alors que la porte de communication était restée ouverte, comme elle l'était la plupart du temps, et que sa chaise à roulettes ne devait pas être à plus de six mètres du fauteuil directorial, à vol d'oiseau. "Nathalie, venez ici toutes affaires cessantes, je vous prie".
Le ton était quasi sépulcral. Mais sa voix prit des tonalités, du volume et des aigus sitôt que Nath entra dans la pièce voisine.
"Je n'aurais jamais cru que quelqu'un puisse devenir aussi vite cramoisi", devait-elle raconter par la suite. "Au milieu des invectives, je captai des termes comme hyperglycémie, artériosclérose, incapable, céphalées, diabète sucré, crétine, oesophagite, deux morceaux et tentative de meurtre, sans parvenir à les relier autrement que par les décibels et les postillons qu'il émettait avec fureur. Ça a bien dû durer deux ou trois minutes".
Dans une telle situation, à cet âge-là - combien avions-nous donc à ce moment? 22, 23 ans? - j'aurais fondu en larmes après quelques secondes. Nath était restée imperturbable, se contentant de le considérer d'un oeil neutre; et, après qu'il s'était tu, faute de souffle et les cordes vocales en miettes, elle avait répliqué froidement: "Il va falloir que vous vous calmiez, vous. Vous êtes violet, là. Vous allez faire une attaque, si vous continuez à vous enrager comme ça".
Elle garda finalement le poste plus de trois ans: stupéfait qu'on lui tienne tête de la sorte, le sous-directeur s'était effectivement un peu calmé, tout au moins vis-à-vis de Nath. Puis Joël entra à l'école primaire, et Nath jugea qu'il serait plus pratique de travailler à proximité. C'est ainsi qu'elle commença à La Vie d'aujourd'hui, en qualité de secrétaire, deux mois après que j'y étais moi-même entrée comme stagiaire journaliste, ma licence de lettres en poche.
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le prince charmant est sur www.rencontres.ch
Ficción GeneralUne amoureuse très XIXe, née par erreur - ou par cruauté du destin - un ou deux siècles trop tard, et ses démêlés avec l'époque actuelle. Ce roman commence par un conte: celui qu'est en train d'écrire la narratrice, Julia, la quarantaine...