"Je suis désolé, mon fils", lui dit-il un peu plus tard, dans le petit salon, après qu'ils avaient soupé, pour une fois en tête-à-tête. "Mais je crains que cette union ne soit par trop inadéquate. Pour votre bien, et celui du royaume, il vous faut oublier cette femme". Et il lui remit le catalogue fourni par le ministre, illustré de nombreux portraits en couleurs.
Le défilé des prétendantes reprit, et l'une d'elles finit par attirer l'attention du prince. Elle était bien entendu elle aussi fort jolie, élégante et bien née. Mais son regard, s'il était bleu et non vert, avait un peu de cette douceur qui lui avait vrillé l'âme. Ses cheveux, quoique d'un blond cendré et ramenés en chignon, étaient nattés. Sa silhouette longue et mince était le fruit de longues heures de fréquentation du gymnase, mais elle aurait pu être celle d'une coureuse de sommets. Sa voix était douce, tranquille, avec des inflexions mélodieuses. Elle avait en somme, mais en plus raffiné, quelque chose de la paysanne. Quelque chose qui tenait tant à sa propre nature qu'aux instructions qu'elle avait reçues. Car elle était aussi la nièce du ministre de l'intérieur.
Le mariage, somptueux, eut lieu un mois plus tard et le couronnement, tout juste un mois après. Le royaume exultait. Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, son nouveau roi et sa nouvelle reine affichaient l'image la plus ressemblante qu'on puisse se faire du bonheur sur terre.
Ce n'était qu'une image, pourtant. Car à plusieurs reprises, du fond de ses rêves, le roi avait prononcé un prénom qui n'était pas celui de la reine, et l'humeur de cette dernière s'en était trouvée assombrie. Lorsqu'un soir un messager, croyant bien faire, lui remit, à elle, un flacon de remède et une lettre qui venaient de la montagne lointaine, elle ne put s'empêcher de parcourir la missive, et entra dans une colère folle. Elle tempêta, hurla, et exigea que son époux cesse toute relation avec cette paysanne.
Le roi promit. Et s'il y dérogea quelques fois, il finit par tenir sa promesse: il avait le sens du devoir, mais par-dessus tout il avait horreur des cris, des reproches et des lamentions. Il cessa donc de répondre aux lettres. Mais les jours passèrent, et les semaines, et les mois, et des lettres continuèrent d'arriver. Alors un jour la reine, après avoir tempêté et hurlé plus fort que jamais, rendit visite à son oncle, le ministre de l'intérieur.
Il n'y eut plus de lettres.
On ne sut jamais ce qui s'était passé, là-haut dans les montagnes. Sans doute avait-elle fait un faux pas, et le glacier avait gardé son corps.
Il n'y eut plus de lettres, et le roi en fut à vrai dire soulagé. En regardant sa ravissante épouse, dont le ventre s'arrondissait, il pensait avec orgueil au petit prince ou à la petite princesse à venir. Il loua la sagesse de son père, qui l'avait détourné d'une femme trop vieille, trop terne et trop peu cultivée, une femme qui à vrai dire n'avait eu pour seule richesse que sa tendresse. Une bien pauvre dot, qui ne valait ni admiration, ni envie, ni vénération...
Lorsque la reine lui réclama les lettres qu'il gardait encore, il alla sans hésitation les chercher dans le petit coffre où il les avait enfermées, et les lui tendit. Elle lut quelques pages, lui rendit l'épaisse liasse et, pointant le menton dans la direction de la cheminée, lui demanda: "Les brûleriez-vous, par amour pour moi?" Sans mot dire, il s'approcha du grand âtre où brûlait un feu haut et clair, et l'une après l'autre, laissa tomber les missives dans les flammes. "Elle m'a soigné, dit -il. Paix à son âme. Mais ce n'était qu'une paysanne".
Plusieurs saisons ont passé depuis lors. C'est à nouveau l'été. La reine est toujours ravissante, et tous louent sa bonté et sa douceur autant que sa beauté. Les après-midi, elle promène dans le parc du château un ventre rebondi, tandis qu'une domestique roule près d'elle la poussette où dort le prince premier-né.
Le vieux roi se réjouit de le faire bientôt sauter sur ses genoux.
Son fils, de l'avis général, est un souverain exemplaire. Il pense pourtant souvent à la paysanne; il y pense, à vrai dire, chaque fois qu'il souffre de migraines. Dans ces moments-là, il reste enfermé dans sa chambre, à l'abri du bruit, de l'éclat du soleil, des parfums des fleurs et des rires. Les meilleurs médecins du royaume, hélas, n'ont pas pu trouver un remède à ses terribles maux de tête.
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Narrativa generaleUne amoureuse très XIXe, née par erreur - ou par cruauté du destin - un ou deux siècles trop tard, et ses démêlés avec l'époque actuelle. Ce roman commence par un conte: celui qu'est en train d'écrire la narratrice, Julia, la quarantaine...