Alors, il était comment, je demande à Nath?
Elle feint de réfléchir longuement, comme penchée sur une vision intérieure éclairante. Mais c'est juste histoire de me faire mariner: elle me regarde et ne peut s'empêcher d'éclater de rire.
- Ce que tu as l'air grognon! Tu sais que tu prends un air grognon, quand on te taquine? Je veux dire, tu as toujours été assez transparente, côté émotions; mais ton côté grognon ressort de plus en plus nettement...
Je ne dis rien. Elle soupire:
- Il était... incroyable. Tellement... ouvert... naturel... amical... décontracté... Tellement beau, aussi...
DiMeglio tourne en ce moment un de ces films qui ont fait sa célébrité et ravissent les foules. Genre comment sauver le monde en une heure trente-huit, en stoppant une éruption volcanique / en faisant muter un virus-ayant-contaminé-du-phytoplancton-par-erreur-déversé-aux-égouts-et-qui-menace-de-se-propager-à-toute-la-chaîne-alimentaire / en interceptant une navette revenant de la planète Zglorg et qui, tout son équipage ayant mystérieusement disparu, va tomber pile sur le bouton de déclenchement de la guerre nucléaire mondiale.
Il y a bien sûr d'innombrables autres possibilités et variantes de scénario, toutes aussi pleines de poésie et de fraîcheur imaginative - que chacun se réfère au dernier blockbuster qu'il a ingurgité.
Mais en règle générale, outre l'histoire grandiose autant que réaliste, on peut compter avec une demi-douzaine de personnages principaux. Dont un lâche (il peut aussi s'agir d'un ami fidèle), qui mourra en cours de route en héros, un traître (qui peut aussi apparaître d'abord comme un ami fidèle), qui va généralement se repentir et se sacrifier et mourir en héros, un vieux briscard et un beau mec (qui peuvent aussi mourir par idéal; mais parfois ils en réchappent, avec des séquelles et une âme encore grandie - en héros), et finalement les deux véritables héros du film (qui sont aussi des héros). En principe il s'agit d'une femme et d'un homme; ils sont jeunes et beaux; au début de l'histoire ils ne peuvent pas s'encadrer - pour des raisons profondément ancrées et immédiatement compréhensibles, telle que haine familiale ancestrale, important décalage socio-culturel, rivalité professionnelle ou ancienne histoire amoureuse terminée sur un épouvantable malentendu; et à la fin ils s'aiment pour la vie.
Bref, ce genre-là.
Or une partie de l'intrigue du nouveau film de DiMeglio se déroule à Genève et, surprise, est tournée sur place, en décors réels. Nath a passé la journée d'hier sur le tournage, et ce matin elle avait une interview avec l'acteur Paul Matthews, le nouveau chouchou de ces dames (et accessoirement l'élément masculin du couple de jeunes héros de cette histoire-ci).
Le serveur pose devant moi des papardelle fumantes et devant Nath, une pizza triple mozzarella. On n'est pas des habituées pour rien.
On attaque notre repas tandis que Nath continue de me détailler toutes les perfections de Paul, en les illustrant par des images qu'elle a faites sur son téléphone pendant que Patrick mitraillait professionnellement la vedette. Je me dis en passant que les traces de gras qu'elle laisse sur son écran la changent un peu des traces de sucre qu'elle colle à son clavier.
Elle cale légèrement sur le dernier quart du parcours et, pour ne pas trop gaspiller son souffle, doit se concentrer sur l'absorption de la mozzarella - et se résigner à me laisser de facto la possibilité d'en placer une.
- Tes devouars non churveillés, cha avanche, me fait-elle, la bouche pleine, pour lancer mon monologue?
Je sors de mon sac le feuillet où j'ai résumé les informations carolinesques, le lui montre et le pose devant moi. A l'abri du fromage fondu.
- Bon, je te résume...
... et je lui raconte ma petite enquête.
- Ok, dit-elle. Donc trois suspectes, peut-être plus, mais quand même une suspecte principale. Pourquoi tu ne l'appelles pas, tout simplement?
- Parce qu'elle ne me répondra peut-être pas deux fois. Si je n'ai qu'une chance, je veux la garder pour une discussion de femme à femme.
Elle avale l'avant-avant dernière bouchée nappée de fromage.
- Mouais. Possible. Encore qu'elle risque quand même de te boucler au nez.
- Dans ce cas j'irai faire le siège devant chez elle. Ou à son travail. Mais pour le moment je préfère éviter de lui mettre la puce à l'oreille. Bon, on y va? J'ai encore deux pages à relire et ce sera bouclé. Et toi?
- Une photo légendée du tournage à glisser dans la page actu. L'interview de Matthews ira dans le prochain numéro si personne d'autre n'en parle d'ici là, ou alors on la gardera pour la sortie du film.
C'est toujours le même problème, quand on bosse pour un bimensuel: non seulement les scoops, c'est pas notre rayon, mais on doit toujours composer avec le risque de se faire griller par la concurrence, quotidiens ou hebdomadaires.
Nous laissons notre dû sur la table, Nath rengaine son téléphone graisseux, nous sortons du bistrot et reprenons le chemin de la rédaction.
- Je pourrais l'appeler, moi, fait Nath. Prétexter un sondage, ou je ne sais quoi.
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General FictionUne amoureuse très XIXe, née par erreur - ou par cruauté du destin - un ou deux siècles trop tard, et ses démêlés avec l'époque actuelle. Ce roman commence par un conte: celui qu'est en train d'écrire la narratrice, Julia, la quarantaine...