- 13 - la vie d'aujourd'hui -

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Depuis grosso modo un quart de siècle que j'y travaille, la question revient inlassablement: vaudrait-il mieux passer à une parution hebdomadaire, ou serait-il préférable de rejoindre la catégorie des mensuels? La première option permettrait évidemment de nous retrouver moins souvent en porte-à-faux avec l'actualité; la seconde, de nous en démarquer davantage.

Personne n'ayant eu jusqu'ici l'audace de trancher dans un sens ou dans l'autre, La Vie d'aujourd'hui reste le bimensuel qu'elle était à sa naissance, dans les années soixante de l'autre siècle.

La Vie se voulait alors "le magazine de la famille moderne". Elle offrait aux enfants des pages de jeux et une planche de bande dessinée - double, pour compenser la torture d'avoir à attendre quinze jours la suite du feuilleton. Les maris, eux, y trouvaient des conseils halieutiques qui leur permettaient de choisir LE bon hameçon, celui qui ferait la différence sur la rive de la Venoge, le dimanche suivant, ou la description enthousiaste du dernier modèle de chez Citroen. Mais la plus grande partie du contenu s'adressait à leurs épouses et mères - qui étaient alors, dans leur grande majorité, des femmes au foyer.

Afin qu'elles s'occupent intelligemment, au lieu de passer des heures à papoter au café avec les copines, on leur proposait d'essayer de nouvelles recettes de plats sains, délicieux et bon marché; on y expliquait comment effacer une tache d'encre de la nouvelle moquette ou, dessins détaillés à l'appui, la meilleure façon de repasser la chemise de monsieur sans faire de faux pli. Tous les collègues, à son bureau, sauraient ainsi la chance qu'il avait d'avoir une épouse aussi soigneuse (en réalité, ces talents à manier le fer passaient relativement inaperçus, étant donné qu'il était aussi impensable alors de tomber le veston, même en pleine canicule, que de ne pas mettre de cravate).

Pour faire rêver, il y avait des reportages sur des pays exotiques, pleins de photos de lagunes transparentes, de femmes rieuses aux bras chargés de fruits ou d'enfants sages en uniformes scolaires. De temps en temps on montrait aussi les images d'un cortège et l'intérieur d'une cathédrale, à l'occasion d'un mariage princier. Et dans chaque numéro, il y avait un patron de robe, ou de vêtement d'enfant.

Comme tous les magazines de ce genre, La Vie d'aujourd'hui a gentiment évolué avec son temps. Le titre, du reste, s'affiche désormais tout en minuscules, et sans son "La" originel. Ce qui, soit dit en passant, génère un casse-tête quand il s'agit de le citer - puisque selon les règles typographiques usuelles, il convient alors de mettre une majuscule à l'article ainsi qu'au premier substantif, et d'utiliser l'italique.

Comme bien d'autres, La Vie d'aujourd'hui offre un panachage d'actualité non immédiate, de sujets dans l'air du temps, d'autres si possible précurseurs ou originaux, de reportages privilégiant l'esthétique, et d'articles qu'on pourrait regrouper sous l'étiquette "vie pratique". Comme bien d'autres, il a cédé à la mode de la pipolisation, au sudoku et au suivi des dernières tendances numériques. Comme bien d'autres, s'il survit encore, c'est grâce au choix d'un ton particulier.

Nos concurrents ont opté qui pour une image politique, qui pour la prédominance de l'illustration, ou de l'humour, ou de la mode, du fait divers, du glamour, de l'émotionnel, du luxe, du développement personnel, de la starification, que sais-je encore? On trouve même un bimensuel d'actualité dont la principale caractéristique est d'être écrit en gros caractères.

A La Vie d'aujourd'hui, on a choisi de miser sur le positif. Sans pour autant prétendre vivre sur une planète où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil... Mais en mettant en avant des initiatives constructives. Des gens ordinaires qui trouvent tout naturel de s'engager pour les autres. Des idées toutes simples qui peuvent changer des destins.

Je suppose que cela tient à l'état d'esprit de ceux qui ont façonné le magazine au cours des deux dernières décennies. A Chris, bien sûr, qui en était la rédactrice en chef lorsque j'y ai signé mes premiers articles, Chris toujours d'humeur égale, rigolote, compréhensive, encourageante. A Yves, son bras droit, discret, presque effacé, doué d'une capacité de travail étonnante en même temps que d'un délicieux sens de l'autodérision. A Nath bien sûr, qui du jour de sa naissance - elle est arrivée le cordon autour du cou - a choisi de voir plein le verre à moitié vide, et n'a jamais dévié d'un pouce de cette ligne de conduite. A Eric aussi, qui a repris le témoin des mains de Marie-Christine quand celle-ci a pris sa retraite, après avoir été notre petit stagiaire - il est arrivé au journal pile une année après Nath.

Eric est certainement la personne à la fois la plus souriante et la plus soupe au lait que je connaisse. Il suffit de deux mots bien choisis - et depuis le temps nous avons, Nath et moi, une connaissance quasi exhaustive du vocabulaire en question - pour déclencher le mécanisme. Mais le soufflé redescend aussi vite qu'il était monté, les prises de bec, querelles et engueulades ne laissent aucune trace, et il repart plein d'enthousiasme sur de nouveaux projets.

Et puis l'évolution du titre tient un peu à moi, aussi. Car si je n'ai pas le positivisme à tout crin de Nathalie, je suis fondamentalement une gentille (et je n'y vois pas de connotation négative), et quelqu'un qui chante volontiers. En fait, je dirais que je suis plutôt optimiste, traversant l'existence avec une certaine légèreté - du moins en dehors des périodes où je me fais plaquer pour motifs d'ordre religieux.

Le fait que je travaille pour La Vie d'aujourd'hui m'a en revanche toujours valu des remarques goguenardes de mon entourage. Qui prétendent que Vivre dans le passé me conviendrait bien mieux. Non seulement pour mon "romantisme très XIXe", comme dit Nath, mais pour mon inadaptation marquée aux tendances actuelles. Je n'ai pas de voiture, n'ayant jamais été effleurée par l'idée de passer le permis. Je taille mes arbustes au sécateur et les bords de la pelouse à la cisaille manuelle - j'ai bien tenté d'employer le taille-haie, la cisaille et le sécateur électriques qu'au fil des années ma soeur ou mon amoureux du moment m'avaient offerts; mais au bout de quelques essais j'ai renoncé et les ai passés plus loin: c'était trop efficace, trop propice à faire les choses de travers, trop rapidement. J'ignore comment fonctionnent les machines à espresso en capsules. Je ne suis passée à la photo numérique qu'une semaine avant la fermeture définitive et irrévocable du laboratoire de photo argentique.

A l'époque des téléphones portables à touches, je me suis montrée définitivement incapable de rédiger un sms sur le clavier - et j'ai mis des semaines à me rappeler sur quels boutons appuyer pour répondre à un appel, pour mettre fin à une conversation téléphonique ou pour introduire un numéro dans le carnet d'adresses. Exercice inutile du reste, puisqu'ensuite je n'arrivais jamais à savoir où retrouver ledit numéro.

Le portable devenant quasi obligatoire dans mon métier, j'ai été sauvée par l'arrivée entre mes mains d'un iphone (mention qui ne me vaudra aucune ristourne sur mon prochain achat chez Apple, je tiens à le préciser): la logique de son fonctionnement n'était pas désespérément étrangère à la mienne. Comme il marche toujours, je n'ai pas jugé bon de remplacer ce précieux outil, et j'ai désormais trois générations et demi de retard sur la majorité des utilisateurs.

Inutile de préciser qu'avec de pareilles dispositions, je ne suis pas une experte des médias sociaux. Je suis certes capable d'utiliser un éditeur de textes, un tableur, une base de données et Photoshop, ou d'effectuer des recherches sur internet. Mais je n'ai pas de compte Facebook, Twitter ou LinkedIn, j'ignore comment utiliser Instagram ou créer un blog, et je dois réinitialiser le mot de passe chaque fois que je veux acheter une chanson ou me connecter sur un site où je m'étais déjà inscrite, parce que bien entendu, ce mot de passe, je l'ai oublié dans l'intervalle.

Autant dire que quand je suis arrivée sur rencontres.ch, j'ai eu l'impression de débarquer à pied et en pyjama sur une autoroute à l'heure de pointe.

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