Mardi pluvieux, mais mardi joyeux. Maman chante dans la cuisine en essuyant la vaisselle qu'Isaac vient de laver et rincer. Oui, Isaac s'est enfin décidé à participer aux tâches ménagères quotidiennes, sacrifiant même au passage une finale de Coupe de Football du Quartier, alors qu'il est actuellement le meilleur joueur du Championnat du Quartier. Aloïs est retournée au lycée, hier, c'est pour cet événement qu'elle s'était si élégamment habillée et coiffée. Elle m'a dit qu'elle voulait faire bonne impression devant ses camarades. Isaac a trouvé sa tenue vulgaire, osée et indécente, mais bien sûr il ne lui en a rien avoué, de peur de se faire pourchasser à travers la maison, ou pire encore, de se prendre une paire d'escarpins pointure 41 dans la figure. Elle n'a évidemment pas prévenu Maman, puisqu'elle n'est pas censée savoir qu'Aloïs a manqué la majorité de son année scolaire.
La maison est pleine de vie. Ce matin, il ne manque qu'Ahmed, qui est parti donner un coup de main à Mamie pour réparer la toiture de sa villa, endommagée par la tempête de cette nuit. Aloïs est décidée elle aussi à reprendre sa scolarité et à obtenir son baccalauréat l'année prochaine. Forcément, elle a perdu beaucoup de temps, c'est-à-dire une année entière, mais je suis sûre qu'elle réapprendra tout plus vite que les autres. Elle n'est pas bête, Aloïs, elle a "la flemme".
Moi, comme tous les matins, j'attends sur ma chaise dans l'entrée, mon cartable sur les genoux. Je jette un œil sur la petite montre que m'avait offerte Maman pour mes dix ans pour m'assurer qu'Aloïs ne traîne pas trop dans la salle de bains. Je n'aime pas arriver en retard.
Aujourd'hui je suis plus que pressée d'arriver dans la cour de récréation. Jeff me manque déjà depuis hier soir et l'instant où il est reparti en courant chez lui. Je l'aime vraiment comme un frère, au fond. Je ne sais pas si je devrais le lui dire clairement, mais je suis sûre qu'il le sait et qu'il m'aime aussi comme une sœur. Je suis impatiente de le revoir, de discuter de tout et de rien avec lui, qu'il me parle de son petit frère, Jean-Louis, que je dois rencontrer ce soir. Alors je trépigne sur ma chaise, en attendant Aloïs qui bombarde son chignon coiffé-decoiffé de laque parfumée.
Hier soir, comme tous les lundis, je suis allée chez Mamie. Isaac est venu avec moi, mais il est reparti presqu'aussitôt parce-qu'il devait terminer ses exercices de Chimie.
Alors j'ai passé la soirée avec Mamie, elle m'a demandé si j'entretenais bien mon Carnet. Je lui ai répondu que j'essayais d'écrire un peu chaque jour, en variant les mots, les verbes pour ne pas me répéter, en changeant de stylo pour avoir une couleur d'encre par jour. Elle m'a donc dit qu'elle était fière de moi, et quelle espérait que je continue de m'appliquer autant.
Ça m'a fait plaisir de recevoir ses conseils, je lui ai rendu mon sourire le plus sincère et le plus reconnaissant. Mamie est une personne que j'admire beaucoup. C'est une sexagénaire élégante, calme, réfléchie et tellement généreuse. Elle ne se laisse jamais abattre, elle est positive et attentionnée. C'est aussi une grande artiste, pianiste, photographe, écrivaine et cuisinière. Mais elle aime également peindre quand elle trouve le temps. C'est une femme très occupée et elle ne s'ennuie jamais. Sa grande villa sonne un peu creux depuis la mort de Papi, et puis Papa et ses six frères sont partis vivre leurs vies ailleurs. Pourtant, elle paraît toujours vivante, chaleureuse, accueillante. Chaque pièce regorge de souvenirs, d'objets précieux, d'antiquités ou de babioles de collection. Le style rustique et plutôt ancien de la villa n'est pourtant ni démodé, ni de mauvais goût, ni dépassé.
C'est le charme de cette imposante bâtisse de pierre et de bois que j'aime venir redécouvrir chaque lundi soir. Mamie me prépare toujours des pâtisseries, me raconte des histoires, m'apprend à jouer du piano, discute ou m'enseigne l'écriture. C'est grâce à elle que j'aime lire, écrire, découvrir des mots et des choses. Mamie est fière de son élève, et elle me dit souvent qu'elle aime tout particulièrement mon «style d'écriture». J'en suis très honorée, même si je ne sais pas trop quoi répondre, surtout que je n'ai pas vraiment l'impression d'être si douée que ça, ou bien d'avoir mon «style d'écriture». Je trouve simplement que j'ai progressé depuis le Jour 1 de mon Carnet.
Mamie est Blanche. Et riche, très riche. Pourtant, Maman la respecte énormément, l'apprécie beaucoup. Elle dit même que Mamie est la tolérance en personne. Maman aussi aime venir passer du temps à la villa, elle trouve aussi l'atmosphère détendue, cette impression que le temps est figé ou que l'on est passé dans un autre monde sans maux ni prises de tête.
Aloïs claque la porte de la salle de bains, elle a complètement raté la dernière étape du redressement de son chignon. Ses cheveux bruns dégoulinent de laque et forment un pétard figé désordonné. Elle râle et enfile ses baskets. Elle se rendra au lycée comme ça, pas question de sécher les cours dès le lendemain de son retour à l'école.
Elle attrape son sac à dos et me prend la main. Elle salue Isaac et Maman d'un «À ce soir !» plutôt sec, puis verrouille la porte de la maison derrière nous.
Quand elle me laisse devant la grille de l'école, elle a retrouvé sa bonne humeur. Elle m'embrasse sur la joue, me souhaite une bonne journée. Je sens les regards admiratifs de certains écoliers dans mon dos. À l'école, on me dit souvent que j'ai la plus belle sœur du monde. Même quand elle n'est pas coiffée, avec des chaussures parsemées de taches de dentifrice. C'est vrai qu'Aloïs est la meilleure des grandes sœurs, mais il ne faut pas en être jaloux !
Jeff arrive peu de temps après, tout sourire. Je lui rends aussitôt ce sourire, et nous nous serrons l'un contre l'autre. Il a l'air très content de me voir. Nous rentrons dans la cour main dans la main, comme des amis fraternels, sous les moqueries et les chuchotements critiques des élèves. Encore de la jalousie ! Mais Jeff me sourit toujours. Je me perds dans la contemplation de ses innombrables petites taches de rousseur qui recouvrent l'intégralité de son visage. Le vert de ses petits yeux malicieux m'emporte loin des rires et du mépris. Je lui rends son sourire, encore une fois.
La cloche sonne. La maîtresse vient nous chercher dans la cour. J'ai l'impression d'être présentement absente. D'être ailleurs, d'être différente, de ne pas avoir ma place parmi tous ces «petits» de primaire. Pour la première fois de toute ma scolarité, je ressens cette envie de m'enfuir en courant avec Jeff. «Le Roux et la Nègre». C'est comme ça qu'on nous surnomme. J'ai envie de pleurer, de me payer leur tête à la fois. De leur dire haut et fort comme ils sont jaloux, idiots et trop petits d'esprit.
Alors un élève lance son chewing-gum mâché sur Jeff. La maîtresse crie et tente de calmer sa classe, mais déjà je laisse la paume de ma main claquer sèchement sur la joue du lanceur. Des cris, des jets de crayons, je me demande ce que j'ai fait et ce que je fais là, au milieu de ces animaux sauvages. Tout tourne au ralenti autour de moi. Je ne comprends plus rien.
Tout à coup, je me sens trop grande. Ou plutôt, trop à l'étroit. Comme s'ils avaient réussi à me faire rentrer dans l'une de leurs boîtes stéréotypées et dont on n'est pas censé sortir. C'est Jeff qui va venir en percer le couvercle indestructible, pour me sauver et me rendre ma liberté.
Jeff Bob, petit garçon calme, discret et plutôt timide, n'a apparemment pas digéré le fait qu'on m'ait insultée, puis frappée. Il se saisit de son compas, les larmes aux yeux, et le plante d'un coup hargneux dans le bras qui est venu faucher mes jambes la seconde précédente.
Le sang a giclé. Le garçon a hurlé. La maîtresse aussi. Toute la classe s'est dispersée dans la cour, terrifiée. Jeff a laissé éclater sa colère, et a fondu en larmes.
Je me suis redressée, coupable. J'avais vraiment l'impression de n'avoir rien à faire dans cette histoire. Pourtant je me sentais coupable. Coupable de n'avoir rien fait d'autre que d'être moi-même. Une sensation bien ingrate et désagréable, que je ne pensais pas connaître si tôt...
Mardi toujours pluvieux, mardi bien malheureux...
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Le Carnet d'Aïcha
No Ficción«On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc, ni du noir sur du noir. Chacun a besoin de l'autre pour se révéler.» proverbe africain «Qu'il soit juif, noir ou arabe, un type bien est un type bien et un enfoiré sera toujours un enfoiré.» Guy Bedos...