Jour 13-Carnet d'Aïcha

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   Aujourd'hui, c'est samedi. C'est le premier jour des vacances scolaires. Nous partons bientôt pour les Pyrénées, je suis si pressée... Je ne pense plus qu'à ces moments en famille.

   Je me suis levée tard, il est presque midi, ce qui me surprend moi-même. Hier soir, je me suis couchée tard aussi, parce-que nous avons tous attendu jusqu'à minuit, dans la cuisine, un appel ou un SMS de Maman. Mais pas un mail, pas une lettre, même pas une carte postale ou un petit mot sur Facebook. Aloïs et Ahmed s'inquiètent de plus en plus, mais n'arrivent plus à le cacher. L'ambiance quotidienne est tendue, tout le monde a peur, se pose des tas de questions. Isaac, lui, ne dit toujours rien. Je ne sais pas pourquoi ni Maman ni Papa ne donnent le moindre signe de vie. Personne ne le sait. Papa n'a pas donné non plus de nouvelles aux Johnston, pourtant deux amis plutôt proches de lui. Comme j'aimerais partir pour Londres et savoir enfin ce qu'il se passe en ce moment dans l'appartement de Papa !

   Hier, je ne suis pas allée à l'école. Cela fait maintenant une semaine que je n'y vais plus. Je passe mes journées dans le quartier pour récolter de l'argent; désormais sans Isaac; ou à la maison, pour lire, dessiner, jouer, rêvasser, angoisser, dormir, manger, parfois avec Jeff, parfois avec Aloïs ou Isaac quand l'un d'entre eux rentre tôt du collège ou du lycée. Ils ont tous les deux tenu à se rendre en cours jusqu'à la fin, même si les profs n'ont plus rien à leur apprendre et qu'il n'y a plus qu'eux dans leur établissement. Ils emmènent des feuilles, leur trousse, mais je ne sais pas ce qu'ils y font. Moi, je préfère prendre une semaine de vacances en plus, ça ne fait pas de mal, et puis je peux être avec Jeff tout le temps que je veux, puisque lui non plus n'a eu ni l'envie, ni le courage de continuer à aller à l'école tous les jours d'une semaine de trop. Il m'a dit qu'il n'aimait ni perdre son temps, ni se lever tôt pour perdre son temps, ni se presser et se tracasser le soir pour préparer ses affaires d'école et vérifier qu'il n'a rien oublié en vue de se lever tôt le lendemain et de perdre son temps.

   Maman me manque. Papa me manque. Je n'aime pas leur attitude, cette façon de n'informer personne de ce qu'ils deviennent. J'ai peur, ça m'inquiète. Mais que font-ils ? Où sont-ils ? J'ai l'impression que je ne les reverrai jamais, je suis hantée par des milliers de pensées de ce genre; ne plus les voir, les entendre, les savoir en vie, tout ça me fait croire qu'ils sont morts. Mais je sais bien que ce n'est pas vrai. Je veux le penser, je veux le croire. 

   Même si Aloïs n'a plus l'air de vouloir y croire. Même si elle pleure tous les soirs et s'en veut de ne pas avoir retenu Maman. Pourtant, ce n'est pas sa faute, personne ne pouvait prévoir que nous nous retrouverions dans une situation si étrange, si déplaisante, si désagréable.

   Même si Ahmed, lui non plus, ne veut pas y penser. Il essaie de se concentrer sur ses cours de rattrapage, sur ses boulots éphémères, sur ses petits frère et sœurs dont il a la garde et la responsabilité. Mais je sais qu'il pleure aussi chaque soir, avant de se coucher, il implore Dieu de lui ramener ses parents, de reformer sa famille. Il dit qu'il nous aime trop pour supporter de nous perdre...

   Même si Isaac ne veut ni en entendre parler, ni en parler tout court. Il passe son temps dans sa chambre, enfermé, ne joue même plus au football ni à la PlayStation des Johnston branchée dans le salon. Il s'est cloîtré dans une sorte de dépression muette, je n'aime pas le voir comme ça, il me fait peur, il me rend encore plus triste. J'aimerais l'aider, le sortir de son silence, mais il a dressé comme un mur invisible entre lui et le reste de la maison. Il ne veut plus quitter sa solitude.

   Même si Jeff n'est pas très positif non plus. Je lui ai tout raconté, et lui aussi trouve cette histoire totalement incompréhensible, et surtout vraiment bizarre. J'espère que, pour une fois, Jeff n'aura pas raison, que le dénouement de tout cela sera plein de joie, d'amour, de bonheur, d'émoi, de positivité, d'esprit familial...

   Même si plus personne ne se parle à la maison, ne se regarde dans les yeux, ne s'avoue ses sentiments. Je me sens seule, abandonnée, livrée à moi-même. Moi aussi, j'ai peur ! Mais je ne peux rien reprocher à personne, nous sommes tous dans cette incapacité à faire le premier pas, à engager une conversation, même pour se dire "Alors, ta journée ?". Il y a trop de souffrance, trop de peine, trop de peur.

   Je n'ai pas faim. Je sauterai le déjeuner, tant pis. Il n'y a personne à la maison de toute façon. J'ai envie de voir Jeff, de lui parler, mais lui, il doit être en train de déjeuner. 

   Alors je vais dans ma chambre, perdue sous un mont fantastique de livres incroyables, et je m'assieds sur mon lit. Je ne sais pas quoi faire pour m'occuper l'esprit, chasser toutes ces histoires de mort, de désespoir et de tristesse de ma tête. J'aimerais pouvoir me dire que Maman et Papa sont, eux, trop occupés pour nous envoyer une photo, un message, n'importe quoi qui nous indiquerait leur existence pure et simple. Ils ont peut-être décidé de passer un moment ensemble, seuls, juste à deux, pour discuter, par besoin, par envie, par amitié, par politesse, par principe, ou même par amour... Je n'arrive plus à sourire, à extraire une image positive des archives de ma mémoire. Jeff, presse-toi un peu !

   Je m'allonge, pose ma tête sur mon énorme tigre en peluche. C'est un cadeau de mes parents. Il est très vieux, plus âgé que moi. Ça me fait du bien, ça me repose, ça me soulage, ça me relaxe. Je le prends dans mes bras, j'enfouis ma tête au creux de sa patte toute douce. Je ferme les yeux, je retiens quelques larmes au souvenir des câlins du soir avec Papa. J'aimerais tant qu'il soit vraiment là. Que mes deux parents, Aloïs, Ahmed et Isaac soient là, près de moi...

   J'ai l'impression qu'il n'y a qu'à moi que de telles histoires peuvent arriver. Des trucs de film, des scénari impossibles et irréels. Mais pourtant c'est la vraie vie, c'est le film de ma vie, quelque chose de bien réel, tellement douloureux, tellement affreux, qui arrache des larmes et des sanglots de peur ou de désespoir... Il faut pourtant supporter une attente dont on attend finalement plus grand-chose, et lutter contre l'abattement, ne pas abandonner l'espoir... Mais c'est tellement dur !

   Je me souviens qu'un jour, où nous étions tous ensemble allés lui rendre visite, Mamie avait dit quelque chose comme... Je ne sais plus exactement, je devais avoir presque quatre ans...

   Ah, si...

   "Vous êtes tous si beaux ! Vous formez une si belle famille, que je suis convaincue que rien ne pourra la séparer, et qu'aucun malheur ne saura jamais l'atteindre !"

Le Carnet d'AïchaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant