Je rêve. Je suis trop loin à présent pour me réveiller, je me suis laissée emporter jusqu'à des horizons étrangers, j'ai traversé des dizaines de mondes surnaturels, survolé d'innombrables paysages imaginaires, et voilà qu'enfin, je me pose. Je ne sais plus où je suis, ni comment je suis arrivée là. Je m'assois sur un banc, seul décor du paysage vierge et brumeux qui m'entoure désormais. J'ai tellement voyagé que j'en ai presque oublié qui je suis. Je ne sais pas si c'est mieux, au fond. Je ne ressens ni fatigue, ni faim, ni soif, ni froid, ni peur, ni angoisse. Cette absence absolue de tout tracas est très étrange, mais je ne parviens même pas à m'en intriguer. Plus aucune émotion négative ne semble pouvoir m'atteindre. Je sais pourtant que cela ne durera malheureusement pas longtemps. Je ferme les yeux. Depuis combien de temps cela n'était-il plus arrivé ? Je crois bien que la dernière fois que j'ai ressenti une telle paix intérieure, c'était lorsque je m'étais assise sur un banc avec Jeff, et qu'il m'avait prise dans ses bras, sans un mot. Ce geste, tout à fait banal, seul Jeff est capable de le rendre à ce point magique et agréable. Un véritable moment suspendu dans le temps, apaisant et enivrant de sérénité...
Jeff... prononcer son nom me manque... ses cheveux en bataille dont les mèches rebelles retombent devant ses yeux verts bien éveillés... son regard pétillant, profond et un peu trop curieux... il sait lire en moi comme je devine chacune de ses faiblesses de petit garçon quelque peu arrogant mais tellement attachant...
Je crois qu'il me manque tout entier. Il est la seule personne pour laquelle j'éprouve de l'amitié sincère. C'est vrai, à bien réfléchir, je n'ai pas d'autre ami. Notre connexion infaillible, notre complicité chipie, nos découvertes littéraires et nos jeux chaque mercredi après-midi, tous ces moments de totale insouciance, loin des complications de la vie et des disputes des adultes... pourquoi faut-il qu'ils aient une fin ?
La brise légère caresse mes joues et chasse lentement les nuages et le brouillard pour laisser passer le soleil, haut dans le ciel gris, comme un espoir désespéré déchirant les ténèbres. J'inspire profondément. Mamie me répète et m'a toujours répété cette phrase tant de fois... "Le vent chassera toujours les nuages pour laisser un passage au soleil. Le vent est la liberté, les nuages sont tes doutes, tes angoisses et tes blessures les plus profondes, tous tes défauts et toutes tes peurs que tu n'oses pas affronter." Et une fois de plus, même en rêve, Mamie a raison.
Je me lève, emprunte le petit sentier de forêt qui vient d'apparaître devant moi. Je me retourne une dernière fois, c'est plus fort que moi, comme si j'avais peur d'oublier quelque chose. Le petit banc est toujours là, le même que celui où Jeff et moi aimions nous asseoir après l'école, dans un petit parc près de sa maison. Je sursaute lorsque, dans une violente bourrasque de vent chaud, Jeff atterrit à quelques mètres de moi. Il n'a pas l'air de m'avoir remarquée, et prend tranquillement place sur le banc. Je veux lui sauter au cou, courir vers lui, lui demander s'il va bien et lui poser des tas de questions, lui raconter ce qu'il se passe à la maison depuis le début des vacances, pleurer, rire, crier, passer du temps avec lui. Mais mes pieds nus sont cloués sur le sentier forestier, et j'ai perdu ma voix. Je lui adresse des signes de main, j'agite mes bras au-dessus de ma tête désespérément, mais il ne me voit pas. Et ça y est, me voilà redevenue une proie facile à l'angoisse et à l'abattement...
Soudain, Jeff se tourne vers moi. Oui, il me regarde désormais ! Il a d'abord l'air surpris, puis il rit aux éclats. Je souris. Son rire d'enfant, un rire clair et tellement doux, est si agréable à entendre... ça fait tant de bien... Encore une chose que j'aimerais tant pouvoir ramener avec moi du pays des rêves !
Il continue à rire. Je le salue de la main, puis il m'invite à le rejoindre. J'hésite à lui avouer que je suis bloquée sur ce foutu sentier plein de graviers et de poussière, je lui adresse un regard implorant. Il secoue la tête et tend sa petite main recouverte de taches de rousseur dans ma direction, comme un encouragement déterminé. J'ai peur de le décevoir si je ne parviens pas à marcher vers lui. Je ne peux même pas lui dire que je suis juste coincée, comme ensorcelée par quelque maléfice gâcheur de rêves de petite fille, étant donné que je n'ai plus de voix. Ce sentiment d'impuissance me rappelle celui que je ressens tous les jours depuis de longs mois, à la maison. Et si je n'étais pas trop petite, pour une fois ? Et si je pouvais me prouver que j'avais grandi, que j'étais devenue plus forte ? Faire ce pas vers Jeff que je ne m'imagine pas capable d'effectuer... Allez Aïcha, un petit effort !
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Le Carnet d'Aïcha
No Ficción«On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc, ni du noir sur du noir. Chacun a besoin de l'autre pour se révéler.» proverbe africain «Qu'il soit juif, noir ou arabe, un type bien est un type bien et un enfoiré sera toujours un enfoiré.» Guy Bedos...