Le vent s'engouffre par la fenêtre de la cuisine laissée grand ouverte, il fait claquer portes, volets et rideaux, et sème le désordre sur son passage. Les casseroles s'entrechoquent, les cuillères en bois cognent violemment les unes contre les autres. Le vent souffle, siffle et crie. Il semble murmurer quelque mot insaisissable, trop bref, trop sourd, simplement inaudible. L'air frais fait râler les radiateurs de la maison. Toute cette joyeuse pagaille fait un bel orchestre original, aux sonorités métalliques, creuses, résonnantes ou régulières.
J'aime beaucoup écouter ainsi le vent. C'est pour moi le plus merveilleux des éléments de la nature. Puissant, silencieux, discret, crieur, hurleur, doux, frais, dévastateur, réparateur, utile, pratique, redouté, agréable, terrible, cruel, angoissant, généreux, oui, le vent est tout cela à la fois. Fermer les yeux et écouter à chaque bourrasque une nouvelle symphonie. Se laisser emporter par la force de son souffle loin, très loin, tourbillonner en l'air, toucher le ciel, effleurer les nuages et les étoiles, tutoyer la lune, puis chuter, chuter si vite, ne pas résister, et enfin ralentir, doucement, lentement, se redresser, se poser, ouvrir les yeux, avoir l'impression de sortir d'un rêve fantastique.
Je suis assise à la table de la cuisine, au milieu de cette sorte de tempête domestique, les genoux sous mon menton, mon Carnet ouvert devant moi. Ses pages, fines et si légères malgré la quantité de mots et d'encre qui les recouvre, ondulent, plient, tournent et s'agitent lorsque le vent vient les agacer. Je me sens bien. Libre. Seule. Paisible. C'est tellement agréable...
J'ai décidé de proposer mes services à tout le voisinage. C'est un bon début d'idée, même si je suis loin d'être la première à le faire, mais je vais chercher une meilleure activité pour apporter de l'aide à la maison. Isaac a tenu à m'accompagner partout où j'irais laver les vitres, tondre la pelouse, nettoyer les voitures ou encore sortir les poubelles, et bien d'autres. Je lui ai donc donné mon accord. Je me suis sentie soulagée d'un poids, car dorénavant plus personne ne resterait les bras croisés à la maison. Pas même moi. Maman et Aloïs ont salué mon initiative, mon volontarisme, ma générosité, ma motivation et mon engagement familial. J'ai été très flattée, très fière et très heureuse.
En une semaine, j'ai récolté douze euros et soixante-cinq centimes. Je n'ai pas vraiment fixé de tarifs horaires, alors les gens donnent selon leur générosité. J'ai trouvé ce concept moins commercial.
Cela fait donc trois semaines que je n'avais pas alourdi mon Carnet de quelques centilitres d'encre colorée. Et cela fait trois semaines qu'Isaac et Jeff ne m'ont toujours rien raconté à propos de cette méchante bagarre, un mercredi midi. J'ai laissé tomber, je n'arriverai pas à leur «faire cracher le morceau». Même si je garde espoir...
Trois semaines que le petit Jean-Louis continue de découvrir la vie. Trois semaines que j'ai pu enfin voir sa petite bouille ronde, craquante et émerveillée. Trois semaines que je ne cesse de répéter à Jeff qu'il est le sosie de Jean-Louis et qu'il fait à mes yeux un parfait grand frère. Trois semaines que Pétunia va de mieux en mieux et a quitté l'hôpital. Trois semaines que je fais de mon mieux pour trouver un peu d'argent, et j'en suis actuellement à soixante-dix euros ! Trois semaines que les jours se ressemblent de plus en plus, comme tous ces gens que je croise dans la cour de récréation à l'école. Trois semaines que je n'ai plus de nouvelles de Malo. Trois semaines qui me rapprochent à grands pas du collège. Trois semaines qu'Isaac stresse en cachette pour son Brevet des Collèges. Trois semaines que je m'entends toujours aussi bien avec mon frère d'école.
Et puis, trois semaines que Papa a appelé... Trois semaines que Maman à sauté dans le premier train à destination de Londres pour le rejoindre... Trois semaines qu'Aloïs et Ahmed jouent à maman-papa à la maison pour s'occuper d'Isaac et moi... alors oui, peut-être que les jours ne se ressemblent pas tant que ça...
On n'a pas voulu m'expliquer en détails. Une énième fois, tous se sont penchés tendrement vers moi en répétant avec un sourire faussement attentionné que j'étais trop petite pour comprendre. C'est vrai, j'ai pleuré ce jour-là. Un trop-plein émotionnel familial qui déborde se caractérise, chez moi, par une inondation plutôt noyée des joues.
Alors j'ai écouté certaines conversations. Observé certains comportements. Déchiffré certains signes que Maman, Aloïs, Ahmed et Isaac s'envoyaient à longueur de journée. C'est mal, c'est impoli, c'est irrespectueux, mais au fond, avais-je réellement plus tort ou raison qu'eux d'agir ainsi ?
Au bout de trois semaines, je crois que j'ai rassemblé la majorité des pièces du puzzle.
Papa travaille dans d'importants bureaux londoniens. Il y occupe un poste plutôt très bien rémunéré, et vit, depuis son divorce avec Maman, dans une haute maison en centre-ville avec sa compagne, Rose, que je n'ai jamais rencontrée. Il est juif, mais l'a toujours caché, gardé pour lui. Il n'en avait même jamais tenu Rose au courant.
Et puis un matin, la veille de son appel paniqué à la maison, son patron l'a sèchement licencié. Lorsque Papa lui a demandé des explications, il a simplement répondu qu'il n'acceptait pas les Juifs. Les Juifs, avec une majuscule, comme pour désigner une race, une autre espèce, une communauté inférieure. Et sans rien ajouter, il lui a ordonné de quitter son bureau au plus vite. Comment ledit patron avait-il été tenu au courant des convictions religieuses de Papa ? Personne ne le sait. Désemparé, impuissant et vaincu, Papa a donc été poussé de force dans la case «chômage», sans avoir rien fait, rien dit, rien compris.
Rose l'a quitté en apprenant la nouvelle de sa perte d'emploi. Et bien sûr, en comprenant qu'il était juif. Elle était enceinte, et ne voulait pas qu'un chômeur Juif lui serve de mari, et soit le père de leur enfant. Antisémitisme, encore une fois. Simple haine juive, ruinant près de six ans de vie commune, d'amour partagé et de projets de vie communs...
Toute la vie de Papa venait de voler en éclats, en l'espace d'une journée, sans qu'il n'ait rien vu venir. Parce-qu'il est juif ! Par sa différence, que personne n'avait jamais remarquée ! On ne lui avait jamais rien reproché. Rien...
Il a laissé la maison à Rose, car elle n'avait aucun toit pour élever son enfant. Leur enfant. Il a loué un petit studio en périphérie londonienne puis, complètement abattu, a donc appelé à la maison, s'excusant de son long égoïsme et demandant un peu d'aide, un peu de famille.
Maman a accepté de le rejoindre, pour le soutenir, le temps d'une quinzaine de jours, lui remonter le moral et l'aider éventuellement à retrouver un emploi. Je sais qu'elle n'y va pas uniquement pour le réconforter. Maman ne sait pas mentir quant à ses ressentis amoureux, ça a toujours été comme ça. Elle aime toujours Papa, et ce depuis leur divorce... je ne sais pas si c'est une bonne idée, mais Aloïs, qui avait aussi interprété les propos de Maman, ne l'a pas retenue. Alors on verra bien, j'espère simplement que la situation de Papa s'améliorera très vite, et que Maman ne se perdra pas dans ses rêves...
Jeff a toujours, ou presque, raison. Il me l'avait dit. La haine est partout. L'humain est violent face à l'inconnu. Il préfère rejeter plutôt que d'apprendre, de connaître, de penser. Agir avant de réfléchir. Je crois que c'est ça qu'il m'avait dit. Ce n'est pas toujours vrai, je veux le croire, mais c'est vraiment souvent... Je sais que j'ai encore beaucoup à apprendre de la vie, mais il y a une chose dont je suis sûre et certaine. Non, deux, finalement. J'aime vraiment énormément Jeff, et ma famille. Et même si la connaissance crée bien des maux, ce n'est pas l'ignorance qui les résoudra...
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Le Carnet d'Aïcha
No Ficción«On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc, ni du noir sur du noir. Chacun a besoin de l'autre pour se révéler.» proverbe africain «Qu'il soit juif, noir ou arabe, un type bien est un type bien et un enfoiré sera toujours un enfoiré.» Guy Bedos...