FEHMI - L'Amour ça tue, la Haine ça maintient en vie

Chapitre 5 : « Un pas vers l'autre. »

Allongé sur le toit de ma tour, cigarette à la bouche, je tente d'échapper une nouvelle fois à mes problèmes. Depuis que je me suis lancé dans l'illicite, je sens que ma vie tourne mal. Je fais pas des grands trucs, c'est à base de donner un sac à untel, guetter cette tour ou vendre du shit mais c'est rare. J'ai beau être respecté, à la cité j'sens qu'on me fait pas trop confiance. Personne veut me donner un vrai truc, ils disent tous que j'ai les mains trop propres pour ça. Y a que Zak' qui s'en balec'. Là où il y a le moyen de se faire de l'argent, y a forcément Zak'. Le reste, c'est pas son problème.

Mon bigo vibre ; « anne ». J'hésite et finalement laisse sonner. C'est une mauvaise habitude que j'ai pris. Je ne cherche pas forcément à l'esquiver, c'est le monde que je cherche à esquiver. Le monde et ses inégalités, ses injustices. Hier encore, j'ai subi un contrôle d'identité. J'étais en bas de ma tour, je faisais un débat sur le football avec Zyad lorsque les condés sont arrivés et ont ordonnés nos cartes d'identité. Beaucoup ne l'avaient pas sur eux ce qui leur a valu un séjour en garde à vue. Tous ses questionnements trottent dans ma tête. Je sais qu'ils n'ont pas le droit, tout le monde sait qu'ils n'ont pas le droit. Mais tout le monde se tait. Ce silence. Pourquoi doit-on subir ça pendant que d'autres sont sûrement en train de faire du ski et de profiter de leur vacances des fêtes de fin d'année ?

J'allume une nouvelle cigarette et me dit que plus le temps passe et moins ça me calme. Peut-être que je devrais essayer quelque chose de plus fort. Comme un joint ? Je tomberai bien bas si je devenais un junkie ou quoi mais j'ai besoin d'un calmant. Il se passe pas un jour où mon mal de tête ne passe pas.

À nouveau, mon téléphone vibre. D'un geste non réfléchi, je casse sa puce et tourne mes yeux vers le ciel. Le ciel est gris, il va sûrement pleuvoir. J'aimerais tellement pouvoir rester ici tout le temps, sans soucis, sans rien. Juste le ciel, moi et mes cigarettes. J'me souviens, j'ai pas toujours aimé le toit de ma tour. Avant je venais ici avec Emre. Pour se cacher des darons, pour fuir les grands qui cherchaient à nous instaurer leur éducation en nous « endurcissant » ou alors tout simplement pour rêver. Pour rêver de partir loin d'ici, de découvrir autre chose que cette cité. Mais même lorsqu'on osait rêver, les blocs de ciment étaient toujours là pour nous gâcher la vue et pour nous empêcher de voir plus loin. Ici, rêver c'est interdit. Rêver c'est pour les inconscients, pour ceux qui ont le temps. On n'a pas le temps dans cette cité. On vit le moment même. Parce que chaque seconde qui passe, il peut nous arriver quelque chose. Si ce n'est pas nous, c'est une connaissance ou un proche. La preuve, yemma. Elle a perdu son frère jumeau dans cette même tess, exactement sous cette tour. Et à l'heure d'aujourd'hui elle y vit toujours. Comme si elle cherchait à se faire du mal, à se condamner. Cette tess c'est aussi l'enfer. Et ceux qui font vivre cette tess ce sont les habitants, ce sont les autres. C'est pour ça que j'suis d'accord avec Jean-Paul Sartre ; « l'enfer c'est les autres ». C'est bien la seule phrase que j'ai retenu de ma seule année au lycée. Je l'ai retenu et l'ai marqué dans ma mémoire de façon à ne jamais oublier ce qu'est la vie. La vie c'est la déception. La vie c'est l'avis des autres. Et les autres, c'est l'enfer.

Un grincement se fait entendre ce qui me sort de mes pensées. Esma se trouve en face de moi, elle a l'air plutôt énervée. Vas-y qu'est-ce qu'elle me veut elle ? Si elle croit que j'ai oublié la dernière fois pour son pd elle se trompe fort. 

- Ça fait une heure qu'on te cherche ! Il te sert à quoi ton téléphone ?

- J'ai cassé la puce.

- T'as cassé ta...

Elle laisse sa phrase en suspension et me regarde attentivement. Puis, elle s'assoit à côté de moi et regarde l'horizon, cette horizon bloqué par ses murs qui donne l'impression d'être en prison.