19 ~ Puzzle.

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Quand j'avais quitté Jonas, je m'étais sentie d'un coup vide, comme jamais. Comme si je n'étais pas tout à fait complète. En effet, mes pensées me semblaient trop calmes, et vagabondaient sans attache. J'étais restée trop longtemps mêlée aux siennes et voilà que, maintenant que j'en étais séparée, je ressentais comme un manque. Malgré la distance qui nous séparait — plusieurs kilomètres tout de même, je me sentais tout de même toujours reliée à ce bougre, mais le fil tissé entre nos esprits était si fin, presque invisible, qu'il m'était impossible de discerner plus que son humeur prédominante à cet instant. Ainsi, j'arrivai tout de même à comprendre que lui aussi souffrait de cette distance. Quel fait étrange! Quel Jonas se dévoilait enfin à moi...


J'avais passé une nuit agitée. Il m'avait été difficile de retrouver le sommeil. Je me sentais inconfortable, comme pas tout à fait moi-même, comme si une pièce manquait au puzzle de ma vie... C'est en me faisant ces réflexions que je retournai au lycée en ce vendredi matin, après avoir séché toute l'après-midi de la veille, étant à l'hôpital. Cependant, au fur et à mesure que je m'approchai de la monotone bâtisse, lieu de détention légale d'étudiants en détresse, ce sentiment d'inconfort se dissipait de plus en plus. Puis quand, au détour de la fontaine hors d'usage plantée devant le lycée, j'aperçus cette silhouette masculine familière, un torrent de chaleur s'engouffra dans mon esprit. Des pensées s'y bousculèrent, toutes confuses, s'y introduisant comme une joyeuse horde de chiens ravie de retrouver son foyer.

Cette sensation fut si forte que j'en restai clouée sur place, la bouche ouverte, essayant de reprendre mon souffle parmi toutes les émotions qui affluaient en moi. Quand ce capharnaüm se fut calmé, et que mes propres pensées s'étaient accordées aux nouvelles plus ou moins étrangères, je relevai les yeux pour croiser, à plusieurs mètres de là, ces prunelles d'un bleu perçant qui semblaient sonder mon âme.

"Quelle idée ridicule, sonna sa voix dans mon crâne."

Je souris, et il me rendit la pareille. J'avais trouvé ma pièce manquante.


A la fin des cours, alors que je rentrai chez moi en traînant des pieds car les pensées de Jonas perdaient de leur couleur tandis que je m'éloignai de lui, il m'appela:

"Elsa! Attends!"

J'obéis et rapidement, le garçon en chair et en os vint me trouver pour m'annoncer de vive voix, préférant ne pas rajouter au tumulte de nos pensées liées:

"Ça te dirait de passer voir Logan avec moi?"

Mais ce qu'il ne disait pas, mais que toutes ses pensées me criaient, c'était que lui aussi sentait ce vide quand nous étions séparés, que lui aussi n'avait pas envie de briser cette symbiose de nos esprits.

De la même manière que je sus ça, il dut avoir eu vent de mes pensées car il détourna le regard, gêné.

"Bien sûr, répondis-je simplement alors que mes pensées lui criaient à leur tour que je ne voulais pas non plus être séparée de lui, conscientes qu'il les saisissait également."


Après être passés à l'hôpital, où je m'étais pas mal tenue en retrait, nous n'avions évidemment toujours pas envie de mettre un terme à cette harmonie de nos pensées;

"Je t'emmène, avait-il déclaré."

Ce n'était pas une question. Et de toute façon, je n'avais pas la moindre envie d'y aller à l'encontre. Je n'avais aucune idée de où et comment, mais je préférai ne pas poser la question. 

Tandis que le bus traversait la ville, et que j'étais blottie contre son épaule, je levai les yeux vers lui. Le regard plongé dans le paysage, perdu dans le vague, ses pensées vagabondaient, et j'étais bien placée pour le savoir. Je me laissai alors moi aussi aller à ce doux abandon, cet égarement passager, profitant de l'avoir plus près de moi que jamais. A vrai dire, je ne réalisai pas vraiment ce qu'il m'arrivait. Comment diantre avions-nous pu en arriver là? Il était censé m'insupporter ce gosse!

A cet instant, le gosse en question se retourna vers moi avec un sourire en coin. Evidemment qu'il avait suivi tout le fil de mes pensées! Et ses yeux pétillaient d'affection et de malice, provoquant un battement anormal dans ma cage thoracique. Je ne savais pas comment nous en étions arrivés là, mais s'il vous plaît faites que ça dure le plus longtemps possible...

"Compte sur moi."


Voilà plus ou moins comment je m'étais retrouvée avachie dans le canapé de ce cher Jonas, dans sa chambre, devant un film des années 80 pas vraiment des plus intéressants. Mais je m'en foutais. J'étais avec lui, et c'était tout ce qui comptait. Cette promiscuité de nos pensées auraient pu nous déranger, car après tout il n'y avait absolument plus aucune barrière, plus aucun tabou, aucune limite, aucune pudeur. Mais il n'en était rien. Pour le moment, nous savourions tous deux cette toute nouvelle expérience dans son état le plus brute. Peut-être qu'un jour nous nous en lasserions, ou en serions dérangés...

"... Mais pas pour le moment, compléta Jonas à voix haute."

On échangea un regard complice qui était devenu notre nouvelle habitude. Puis le générique du film déroula à l'écran. Je me redressai alors ankylosée: je m'étais avachie dans une position pas forcément des plus confortables, les jambes emmêlées à celles de mon complice et la tête reposant sur l'accoudoir du canapé, ce qui relevait plutôt de l'exploit vu l'exiguïté du siège. Je ne pus d'ailleurs cacher une grimace de douleur; mon pauvre dos avait pris cher.

"Comment te convaincre que je suis capable de changer?

— Comment ça?"

Cette question était en effet plutôt inattendue.

"Tu sais, quand tu m'engueulais parce que j'étais pas le même dedans que dehors?

— Oui...?

 — Bah c'était la vérité quand je te disais que je ne m'en rendais pas compte. Tu m'as ouvert les yeux.

— Je sais.

— Je sais que tu sais. Et j'ai choisi ma voie maintenant. Je vais changer.

— Je sais.

— Mais moi, là, je veux te le prouver.

— Tu penses vraiment que c'est nécessaire?

— C'est bien beau de partager nos pensées mais j'ai besoin d'autre chose Elsa. J'ai besoin de réel, tu comprends?

— Et donc, comment tu comptes t'y prendre? lui demandai-je après une pause.

— Enlève ton t-shirt, répondit-il lui aussi après une pause.

— Pardon?"

Un rire nerveux monta, j'étais un peu interloquée, ne voyant absolument aucune corrélation entre le fait qu'il voulait me prouver qu'il était un type bien et que je devais enlever mon t-shirt. Au contraire, cela avait plutôt tendance à me laisser penser le contraire...

"T'as mal au dos non?

— Oui, en effet... avançai-je prudemment, ne voyant toujours pas de lien entre tout ça.

— Laisse-moi te masser.

— Euh...

— J'ai été un véritable connard avec toi depuis le début, je le sais bien...

— Et il a fallut attendre que tu ais totalement accès à mes pensées pour t'en rendre compte! l'attaquai-je gentiment.

— ... et là je veux vraiment me rattraper, continua-t-il imperturbable. Ce soir, tes désirs sont des ordres."

Cette dernière déclaration prononcée d'un ton si solennel me fit frissonner, mais c'était loin d'être désagréable, bien au contraire. Alors, j'enlevai mon t-shirt.

Elsa's DreamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant