15 ~ Points de tension.

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Ce garçon était vraiment un beau parleur mais quand il fallait agir, tout de suite y avait plus personne. D'instinct, ses paroles m'avaient touchée, forcément, et je voulais lui répondre, lui dire que je ne lui en voulais pas, que je lui pardonnais ce comportement tout à fait bipolaire qu'il avait à longueur de temps avec moi, et ces immenses sautes d'humeur incessantes, que avec le temps il arrivera à se fixer et que pour le moment supporter le Jonas exécrable pour pouvoir voir quelques instants le "véritable" Jonas qui se cachait derrière ce masque me suffisait...

Mais je ne pouvais pas me montrer aussi faible. Ce n'était pas me jeter à ses pieds qui le ferait changer — des filles comme ça il en avait bien assez. De plus, ma fierté m'en empêchait. Alors, à la place de tout ça, je me maîtrisai pour ne laisser transparaître aucune émotion, autant intérieur que extérieurement. D'apparence impassible, je me contentai de préparer les pancakes suivantes pour les lui les tendre sans la moindre émotion.

À travers le lien mental qui nous unissait, je ressentis un sentiment étrange, que jamais je n'avais eu à travers ce lien, si bien que je mis du temps à l'identifier. Quand ce fut fait, j'en restai interdite : Jonas était blessé ! Enfin, pas exactement, mais mon manque de réaction avait porté un sacré coup à son orgueil, d'autant plus qu'il s'était pour une fois tout à fait livré à moi.

Mais rapidement, avant que je n'aie pu disserter plus longtemps sur ce sentiment qui l'avait parcouru, le garçon se retrancha derrière ses barrières mentales.

« Thisoune, je mets du Nutella ou de la confiture sur mes crêpes? »

D'extérieur, il semblait tout ce qu'il y avait de plus normal, sauf que j'étais bien placée pour savoir qu'il ne fallait pas se fier à de telles apparences.

« Du Nutella! répondit Mathis à la question de son frère. Dis John, quand est-ce que tu fais un match de foot?

— Dimanche prochain, contre Tuvilliers.

— C'est qui eux, les verts?

— Oui, ceux-là !

— Wah trop bien! Je viendrai avec papa et maman hein?

— Bien sûr que oui mon Thisoune !

— Et Elsa elle pourra venir aussi ! »

L'enthousiasme de Jonas provoqué par cette discussion se dissipa alors à cet instant, et il répondit plus calmement:

« Oui, elle aussi elle pourra venir. Si elle en a envie évidemment. »

Cette réponse parut satisfaire le petit car il nous offrit son plus beau sourire, nous dévoilant ses quenottes pleines de pâte à tartiner.

Plus tard, Mathis voulait que je l'aide à faire ses devoirs. Avant même les avoir pensés, les mots sortirent tout seuls de ma bouche:

« Tu pourrais aller demander à ton frère de venir travailler avec nous si tu veux... »

Quand le gamin énergique se mit à courir à la recherche de ce dernier à grand renfort de cris de joie, je me demandai quelle mouche m'avait piquée : peut-être m'en voulais-je simplement d'avoir été si dure avec lui tout à l'heure...

Quoiqu'il en soit, mon petit compagnon de six ans revint bientôt, tirant derrière lui son grand dadet de frère.

J'ai pas besoin d'aide, m'informa ce dernier.

Mais je ne relevai pas, et entrepris alors d'expliquer à Mathis la division euclidienne. Contrairement à son aîné, ce garçon était d'une intelligence vive, surtout pour son âge! Alors que j'étais appliquée tout à ma tâche avec ce petit garçon, je ne pouvais m'empêcher de jeter des coups d'œil furtifs à Jonas qui, concentré au-dessus de son cahier de maths, mordillait son stylo, les sourcils froncés.

Cette vision m'avait un peu ébranlée: alors comme ça, il arrivait à ce très cher monsieur Tyault de travailler, parfois?

Tu penses tellement fort que j'arrive pas à travailler, résonna sa voix dans mon crâne en même temps qu'il me lançait un regard assassin. Alors sauf si tu connais le sens de variation du trinôme -3x²+7, garde tes pensées pour toi merci.

— C'est croissant jusqu'à 7, puis ça décroit.

Ma réponse parut autant le surprendre lui que moi, et il continua donc de travailler sans plus de remarque. Quant à moi, j'empêchai également mes pensées de divaguer, mettant toute mon énergie à ne pas regarder le spectacle qui me paraissait si étrange de Jonas concentré sur un devoir de maths.

Ainsi, quand Mathis eût fini ses exercices et que je levai enfin mes yeux vers mon camarade de classe, je fus surprise de le voir profondément assoupi, la tête reposant sur son cahier ouvert, le stylo à la main. C'était la première fois que je le voyais aussi vulnérable, les traits si détendus... normal pour quelqu'un qui dort me diriez vous!

« C'est l'heure de Pokémon, je peux aller regarder là télé, dis? »

Après avoir donné l'autorisation au petit garçon, je reportai mon attention sur Jonas. Sur la partie du cahier qui n'était pas recouverte par sa tête, j'aperçus des lignes et des lignes d'équations, griffonnées pour la plupart. C'était très brouillon, mais tous les résultats étaient là, ce qui me surprenait encore plus venant de ce prétendu bon à rien.

Toujours en le fixant, je me mis à m'interroger sur ce que j'avais appris récemment: alors comme ça, ce garçon était mon "Âme Jumelle"? Pff, me voilà fichtrement bien partie alors! Comment est-ce que mon âme pouvait être jumelle avec... ça ?

À cet instant, les traits du garçon se crispèrent, me rappelant que nos esprits étaient pourtant bel et bien toujours liés...

« Jonas? tentai-je. Jonas! Tu devrais pas dormir ici comme ça, tu risques d'avoir mal au dos... »

Mal au dos? Mais depuis quand je me préoccupai de la santé de ce bougre moi? J'étais la baby-sitter du petit frère, pas du grand dadet!

Cependant l'assoupi cligna imperceptiblement des paupières en murmurant des paroles incompréhensibles. Les seuls mots que je saisis furent «pas mal, dos, massage».

J'allais m'interroger sur leur sens quand une image très nette s'imprima sur ma rétine: Jonas était dans la même position, tandis que j'étais positionnée derrière lui, mes mains parcourant son dos et déliant petit à petit chacun de ses muscles...

Je fermai fort les yeux et eus un mouvement de recul: cette fois, cette image ne venait pas de moi...

Elsa's DreamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant