Au Cœur des Ténèbres ~ Tome 1

10. Cohabiter, telle est la question

Nicolas aida avec un enthousiasme presque délirant à préparer le campement. Darcy s'occupa de l'eau, le jeune zombie monta la tente, et Elizabeth prépara les quelques provisions qu'ils avaient emportées avec eux. Mais l'arrivée de Nicolas perturbait le plan, et la demoiselle se demandait avec anxiété comment ils allaient pouvoir trouver de la nourriture suffisante pour trois.
Un problème réglé par Nicolas lorsqu'elle déposa devant lui le quignon de pain. L'air dégoûté, il le repoussa et déclara gentiment :

— Je ne mange plus rien depuis que je suis zombie.

— N'avez-vous pas faim ? S'étonna Lizzie, presque incrédule, tandis que Darcy piquait avec vigueur sa fourchette dans les quelques morceaux de viande dans son assiette.

— Jamais. Je suis un zombie, déclara un peu trop allègrement Nicolas tout en jetant un œil suspicieux au colonel qui avait cessé de manger pour le fusiller du regard.

Lizzie haussa les épaules et se servit largement. Le combat, même quand on était évanouie, creusait. Darcy l'observa les yeux écarquillés puis sourit mystérieusement, comme si le spectacle de la jeune fille en train de manger avec entrain était source de plaisir.
Nicolas les regarda mastiquer soigneusement chaque miette du repas, une pointe d'envie malgré lui dans le cœur. Même si son estomac ne criait plus famine depuis longtemps, le jeune homme se souvenait de l'odeur délicieuse qui s'échappait des cuisines de son village, des papilles qui s'éveillaient aussitôt l'heure du déjeuner venue, et de ces moments de convivialité à jamais disparus pour lui.

— Vous êtes mariés ? Demanda-t-il brusquement.

Lizzie s'étouffa, Darcy toussa et siffla presque en s'étranglant avec sa viande, et le zombie les regarda hoqueter d'un air ahuri.

— Ai-je l'air d'être mariée avec cet homme ?! Glapit presque Lizzie.

— Je préfère encore vivre seul que d'être marié à elle !

Les deux Anglais se regardèrent méchamment l'un l'autre tandis que Nicolas, gêné, tentait de rattraper la situation.

— C'est que... qui oserait se promener dans le Nord infesté de zombies, en s'exposant aux rumeurs et au scandale ?

— C'est bien ce que j'avais dit ! Jubila Lizzie tandis que Darcy soupirait.

— Il me semble que le château de Margaret se trouve bien au Nord, contra-t-il sèchement. Un couple passe toujours plus inaperçu qu'un homme seul et armé. Et même si le scandale nous éclabousse, ce dont je doute fort, notre contribution pour avoir sauvé l'Angleterre effacera tout le reste.

Lizzie fit la moue. Touché. Et Nicolas hocha vigoureusement la tête, peu pressé de rencontrer la lame et la froide colère du colonel.

— Bon, bailla Lizzie en étirant les bras, je vais me coucher.

— Nous devons instaurer des tours de garde, intervint Darcy.

— Je prendrai le quart que vous voudrez, mais par pitié, laissez-moi dormir un peu, maugréa Lizzie en partant sans même se retourner vers la tente.

Le colonel hocha la tête, bien que cela fût inutile, et regarda la demoiselle s'éloigner.

— Elle est très fatiguée, osa glisser un Nicolas intimidé.

— Mmm... elle a reçu un entraînement intensif comme chaque noble qui se respecte. Mais il est vrai que c'est sa première mission pour la reine. Je dois la ménager davantage.

Nicolas n'ajouta rien. Il ne connaissait pas suffisamment Elizabeth, mais doutait de sa docilité face à une telle remarque. Baste ! Il verrait bien.
Darcy grimaça en retirant sa chemise, et le zombie aperçut, horrifié, de larges entailles parsemer ici et là son torse musclé. Le sang avait séché, maculant l'intérieur de sa chemise d'étoiles pourpres. Mais les plaies devaient atrocement tirailler la peau et faire souffrir le jeune homme.

— Miséricorde ! Qu'avez-vous donc eu ?!

— Un souvenir de vos camarades, grogna Darcy en allant chercher dans les fontes de sa selle le nécessaire.

Un peu inquiet, Nicolas attendit un bruissement dans son ventre ou sa gorge, un peu de bave au coin de ses lèvres, quelque chose qui lui prouverait qu'il avait envie de mordre la chair ferme qui s'étalait devant lui. Mais rien. Simplement de la commisération face à ces blessures.

— Cessez de me regarder ainsi, je n'ai guère besoin de pitié, intervint Darcy.

Il humecta ses lèvres avant d'appliquer le linge trempé dans de l'alcool sur ses plaies. Un faible grognement de douleur franchit la barrière de ses lèvres et il poussa un grondement sous la morsure cuisante.

— Je n'ai pas pitié de vous Colonel, protesta Nicolas. Seulement... j'ai du mal à comprendre pourquoi vous n'avez pas demandé de soins plus tôt. Mlle Lizzie aurait pu s'occuper de vous.

— Et la faire défaillir ? Certainement pas. Elle désapprouve déjà cette chevauchée à cause des bonnes mœurs. Imaginez si je lui demandais de me tamponner le torse avec un chiffon. Elle s'évanouirait pour la troisième fois, offusquée.

— Jamais deux sans trois, risqua gaiement Nicolas.

Mais le regard aigu du colonel lui prouva que le trait d'humour n'était pas apprécié à sa juste valeur.

— Je prends le premier tour de garde, commenta tranquillement Darcy en sortant des bandages. Venez m'aider à enrouler ceci autour de moi avant d'aller dormir je vous prie.

Le jeune zombie s'exécuta, guettant avec appréhension le frémissement de dégoût qu'aurait inévitablement le jeune homme au corps sain face à ses mains contaminées. Mais rien. Darcy le regardait simplement faire, pressé de s'installer près du feu.

— Ne vous inquiétez pas de moi, murmura-t-il. Tant que vous serez de notre côté, vous n'aurez rien à craindre de mon épée. Un allié de votre trempe est toujours agréable.

Nicolas expulsa tout l'air de ses poumons, réalisant qu'il avait inconsciemment retenu sa respiration, et acquiesça, soulagé. Il avait, sinon la confiance du chef, au moins son approbation réelle.

— Allez vous coucher Nicolas, poursuivit Darcy en s'installant devant les flammes dansantes. Demain sera rude.

Nicolas obéit promptement. Mais restait une question dans sa tête qui tournait, lancinante. Le colonel avait-il voulu éviter d'autres critiques et récriminations de leur compagne de voyage ? Avait-il voulu paraître fort devant ses acolytes ? Ou avait-il tout simplement souhaité épargner du mieux qu'il pouvait Lizzie ?