Prologue

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« Adieu,soleil ! Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre et laisse

une nuit de six mois étendre ses ombres sur mon nouveau domaine ! »

Jules Verne

–20 000 lieues sous les mers-


2157.

La porte de l'auberge claqua et le jeune garçon franchit le seuil d'une fulgurante rapidité. Il dévala les marches du perron, manquant de trébucher sur la pierre glissante que la rosée matinale n'avait pas épargnée, et fixa l'horizon tout en poursuivant sa course folle.

-Attends ! hurla une voix derrière lui.

Un autre garçon, un peu plus âgé, l'avait pris en chasse.

-Travis reviens ! supplia cette même voix. Tu sais que papa n'aime pas te courir après ! Tu vas envenimer les choses !

Mais le jeune garçon se moquait bien des paroles de son grand frère.Cette pipe, il n'avait pas fait exprès de la faire tomber. Certes il n'aurait jamais du pénétrer dans le bureau de son père sans autorisation, encore moins fouiller dans ses affaires à la recherche de ses petites voitures confisquées la veille. La pipe,précautionneusement rangée dans son coffret en daim, n'aurait jamais du s'écraser sur le parquet vitrifié et se briser tel un vulgaire bâton. S'il avait été plus prudent et plus silencieux cet incident n'aurait jamais eu lieu et son père ne l'aurait pas prit sur le fait. Oui mais voilà, le petit Travis, du haut de ses cinq ans, avait défié l'autorité parentale en réponse à une injustice mal formulée et l'homme de la maison s'était abattu sur lui telle une giboulée en plein mois de juillet. Les coups lui avaient brûlé le visage tandis qu'il rampait dans une mare d'urine à la recherche d'une issue de secours. Il entendait les cris de sa mère et les supplications de son frère à travers la porte verrouillée sans que cela ne change quoi que ce soit à l'acharnement de son père. Son petit corps accusait les coups sans broncher, se recroquevillant afin de limiter l'impact des poings ensanglantés sur son ventre et ses côtes. Lors de ces épisodes de violence, Travis avait pour habitude de se réfugier dans un monde imaginaire où il était le héro et sortait victorieux de chaque combat. Mais la réalité le rattrapait toujours et la douleur, mêlée aux contusions et aux hématomes,avait raison de son imagination. Dans un ultime effort, Travis avait renversé le porte-manteau sur le dos de son tortionnaire et profité de cette distraction pour tourner la clé dans la serrure, bousculer sa mère et son frère et s'enfuir par la porte arrière de l'auberge.

-Travis mais ralentis bon sang ! cria de plus belle Daryl en rattrapant la distance qui le séparait du petit garçon.

Travis enjamba la clôture et courut à travers champs, bien décidé à modifier à jamais le cours de son destin. Plus que quelques mètres avant le sommet de la colline et il rejoindrait le sentier menant au village. Il ignorait où et vers quoi il courait, il n'avait en lui que cette rage de fuir, le plus vite et le plus loin possible. Ce père qui le martyrisait jour après jour, il n'en voulait pas. Il préférait encore être seul en terre inconnue que de rester prisonnier d'une vie humiliante, pesante et douloureuse.

Ce n'était pas la première fois qu'il s'enfuyait de la maison,revenant immanquablement sur ses pas par crainte de l'inconnu et par amour pour sa mère. Mais il espérait que cette tentative serait la dernière. Ce cauchemar ne pouvait plus durer. Soudain, son pied heurta un caillou et il roula dans les blés encore frais, dévalant la pente sans parvenir à ralentir. Les secousses le ballottèrent dans tous les sens, déviant sa trajectoire jusqu'à ce qu'une botte de paille en travers de son chemin le stoppe net. L'impact lui décocha un cri de douleur et il grimaça en recrachant le foin de sa bouche. Il se redressa sur les fesses, les cheveux en bataille, les vêtements tâchés de boue et les coudes râpés.

Daryl s'arrêta à quelques centimètres de lui, épuisé, les mains sur les genoux tentant de reprendre son souffle.

-Tu comptais faire quoi au juste ? Fuir ?

-Je veux pas y retourner ! s'insurgea le garçon. Tu pourras pas m'obliger.

Il se releva prêt à reprendre sa course lorsque l'obscurité frappa l'horizon. Il s'immobilisa et regarda le ciel, perplexe. Puis,comme dans un rêve, son regard s'émerveilla en découvrant le spectacle cosmique qui se jouait devant lui. Son frère se posta à ses côtés et s'empressa de lui cacher les yeux de sa main.

-Il ne faut pas regarder une éclipse sans protection, répondit-il.C'est dangereux pour la rétine, c'est maman qui le dit.

Travis ôta la main de son frère et contempla avec admiration le phénomène.C'est la première fois qu'il en voyait une. Toutes ses pensées et ses craintes s'envolèrent aussitôt pour ne plus laisser place qu'à la magie des astres. Était-ce le destin qui lui envoyait un signe ?Le signe d'une vie plus belle ailleurs, dans un autre monde ? Le voilà qui se prenait à rêver d'astronomie et de petits hommes verts, un univers si éloigné de sa condition de vie actuelle qu'il ne pouvait qu'être salvateur. Les secondes passèrent sans que l'obscurité ne lève son voile. Le soleil, tapis dans l'ombre,daignait à refaire surface. C'est alors qu'un bourdonnement perça le lointain et une explosion gigantesque se déclencha dans les cieux. Les deux frères eurent un mouvement de recul, à la fois stupéfait et incrédule. Des fragments du soleil se détachèrent de sa structure et parcoururent l'espace en une multitude de météorites lancées à pleine vitesse. Ce décor céleste inhabituel aux allures de Big Bang envoûtait autant qu'il n'effrayait.

-C'est beau, sourit Travis. On dirait un feu d'artifice.

-C'est pas normal, répondit Daryl dont la peur venait de prendre le dessus sur l'admiration.

De mémoire, il n'avait pas souvenir qu'une éclipse avait de telles répercussions. Les météores illuminèrent le ciel jusqu'à s'écraser sur la surface terrestre en la faisant trembler de toutes parts. Le sol craquela sous leurs pieds, faisant vibrer leurs petits corps désormais instables.

Les ténèbres s'installèrent et les deux garçons, perdus au milieu d'un noir absolu, sentirent la pluie s'abattre sur leurs frêles carcasses et le tonnerre gronder au-dessus de leurs têtes.

S'il fallait donner un nom au destin en cet instant, le jeune Travis l'aurait rebaptisé : Apocalypse.

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