J'ai gardé un souvenir très confus de toute cette période. Comme une douleur. Il me semble que tout est arrivé en même temps, dans la même journée. Il me semble qu'aussi parfois que ça dure encore aujourd'hui. Comme si le temps n'était jamais passé. Comme si j'avais grandi avec cette peur-là qui ne me quittera jamais. Parce que c'est arrivée. On m'a abandonnée. Comme une bombe. J'ai perdu Sinem et j'ai perdu ma mère. Comme j'avais perdu mon père quelques années plus tôt. Autour de moi, il n'y a plus eu personne. Et pourtant, j'ai continué à vivre, seule. Mon anniversaire approchait. J'allais avoir seize ans. J'imaginais encore la vie que j'aurais pu vu vivre si..
Si je n'avais pas redoublé.
Si j'étais entrée en seconde.
Si j'avais envoyé ma lettre à Sabrina.
Si mon père..
Si ma mère n'était pas tombée malade.
Un matin, ma mère n'est pas allée au travail. Elle m'a dit que le médecin l'avait arrêté. Pour dépression. Trois semaines, parce qu'il fallait qu'elle se repose. J'ai tout de suite compris qu'était arrivée le moment de la catastrophe. J'ai eu peur ! Je lui ai hurlé dessus, c'était tellement méchant et violent que je préfère ne plus me souvenir de ce que j'ai balancé. Un moment, elle a levé un bras pour se protéger, croyant que j'allais la frapper. Je me suis arrêtée net. J'ai vu ses yeux cernés se remplir de larmes, elle a murmuré : 'Excuse-moi', je suis une mauvaise mère, j'ai vraiment tout raté.'
Chuis sortie en claquant la porte. C'était une évidence, j'me suis dit 'Faut que j'me tire'. Et dans le même instant, j'me suis rendu compte que c'était impossible, j'avais beau être furieuse, ça ne changeait rien à cette réalité qui m'a serré la gorge : j'étais solo, j'avais nulle part où aller et pas la force de la quitter. Après tout, elle était la seule personne au monde pour laquelle j'comptais. Ce matin-là, je suis allée au collège, les yeux rouges, sans mes affaires de cours, juste pour être au milieu des gens. J'avais besoin qu'on me regarde, qu'on me parle, pour être sûre d'être vivante. Je me suis assise au fond d'une classe, dans je ne sais quel cours. Hawa m'a filé une feuille et un crayon. Le prof' a fait une remarque qui se voulait drôle, mais personne n'a rigolé miskine, et le cours a commencé. J'ai écouté le cours méthodiquement, je me suis appliquée à prendre tout en notes. J'ai tiré des traits à deux carreaux de la marge, j'ai souligné les mots importants en rouge et copié les définitions en vert. Je ne comprenais rien de ce que j'écrivais, je n'entendais pas vraiment ce que le prof racontait, mais je faisais tout ce que je pouvais pour éviter de laisser ma tête se mettre à dérailler.
C'est là que j'ai découvert que l'école était un endroit merveilleux pour éviter de penser.
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Un jour, j'ai retrouvé ma mère, au coin de la rue, recroquevillée sur elle-même, tremblant, pleurant, elle s'était même pissé dessus. Je me suis penchée vers elle, je l'ai appelée doucement, elle a mis un temps infini à me reconnaître. Elle m'a murmuré qu'elle avait eu une crise d'angoisse en allant à la banque, qu'elle ne pouvait plus ni avancer ni reculer, elle s'est accrochée à mon cou et je l'ai portée jusqu'à la maison en priant pour ne rencontrer personne. Je l'ai mise au lit en lui apportant tous les médicaments qu'elle me demandait. Et puis, je suis ressortie. J'avais besoin de marcher. Je me suis dirigée vers le square où j'avais l'habitude de retrouver Sinem. Elle me manquait tellement. Avec elle, j'aurais pu réfléchir, avec elle ? J'aurais trouvé une solution, une vraie. Avec elle .. Mais je savais que ce n'était pas vrai. Dans le fond, on n'avait jamais parlé de nous. Plus le temps passait, plus j'me rendais compte que je n'avais jamais fait confiance à personne.
Je me suis assise sur notre banc. J'ai fumé ma cigarette. Et j'ai vu Sinem entrer dans le square. Elle aussi, elle m'avait vue de loin. Elle a hésité un instant et puis elle est venue me rejoindre. Elle s'est assise à côté de moi. Comme avant. J'lui ai proposé une cigarette, elle l'a prise. On est restées côte à côte à regarder l'arbre comme si c'était première qu'on le voyait. J'ai fini par dire la première phrase qui me passait par la tête. J'en pouvais plus de ce silence.
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Syra : Rien de plus qu'un baiser
No FicciónJ'crois bien que j'ai toujours eu de l'admiration pour ton frère. À cause ce malaise et de ce respect qu'il inspire à chaque fois qu'il apparaît quelque part, des têtes qui se baissent, des voix qui s'assourdissent. Les épaules en avant avec une fau...