Neuf.

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Les mots s'étaient inscrits malgré moi dans ma peau. Ça s'était gravé comme avec la lame d'un couteau. J'ai passé la nuit à tenter de déchiffrer ce nouvel alphabet qui faisait de moi quelqu'un d'autre. Toute l'histoire - mon histoire - ? Tournait dans ma tête. Une histoire sombre et moche, les mots un à un qui cherchaient leur place, toute une nuit n'y suffirait pas pour tenter de les faire miens. 

Ma mère est morte quand j'avais ton âge 

Elle était l'ainée. Même ça, je ne le savais pas. Ils étaient six. Cinq filles et le plus petit, Karim, qui avait à peine un an quand sa mère est morte. Ça me faisait cinq tantes et un oncle qui devait être à peine plus vieux que moi..

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de la catastrophe que c'était. Tout flottait dans une sorte de brouillard et puis tant que maman était là, même malade, j'ai toujours cru qu'elle allait s'en sortir

C'était bien une phrase de ma mère, 'On va s'en sortir'. Une de celles que j'avais entendues toute mon enfance. Et puis là, soudain, elle a pris tout son sens : s'en sortir, mais de quoi ? Je lui avais tant de fois posé la question et, soudain, je comprenais, c'était comme de relire un livre que j'aurais lu trop tôt, parce que trop jeune ou trop naïve, sa peur de me voir partir ou disparaître au coin de la rue, enlevée par un taré ou tuée par un chauffeur de bus, la mort jamais de loin. 

Sa mère est morte sans lui parler, sans parler à personne, à l'hôpital.














On était fin juin, je venais d'apprendre que je passais en seconde. Je ne suis jamais allée au lycée. Pendant l'été, mon père m'a mise à part, il m'a dit qu'il avait six bouches à nourrir, et qu'il n'avait pas le choix. Il a dit 'Je dois pourvoir compter sur toi, et qu'il navais pas le choix. Il a dit 'Je dois pouvoir compter sur toi comme je comptais sur ta mère'. J'ai obéi. J'ai remplacé ma mère. Pourquoi, je me suis dit, pourquoi sans savoir tout ça, j'avais fait pareil qu'elle ? Comme si je m'étais empêchée d'entrer au lycée moi aussi. Ne pas faire mieux qu'elle. Respecter son chagrin. Mais sans le savoir, sans le choisir, aveugle..

Kady, ma sœur la plus proche, a continué à aller à l'école, elle allait faire des études parce qu'elle était née juste après moi, j'étais l'aînée, c'était trop injuste, je l'ai tellement haïe, je lui ai pourrie la vie, elle ne bronchait pas, elle avait sa vie devant elle et pas moi, je la surveillais pire que n'importe quelle mère. Elle m'a détestée, surtout quand je l'ai dénoncée. Je savais qu'elle avait un rendez-vous avec un garçon et j'ai prévenu mon père. Il l'a fouetté jusqu'au sang, il ne plaisantait pas avec l'honneur de ses filles, je le savais, et je l'avais dit exprès. Mais ça ne m'a même pas soulagée, j'étais seule à la maison tout la journée, à faire le ménage, la lessive et les courses, à me balader les mercredis avec des femmes, des vieilles, qui parlaient de leurs maris, je devenais folle à faire semblant d'être parfaite.

C'est à ce moment-là qu'elle rencontré Papa. 

Chez lui, ils étaient quatorze. Il avait passé toute son enfance en Franche-Comté, près de Belfort et venait d'arriver sur Paris. Il m'a dit que c'est à Paris qu'il avait découvert qu'il était black, ou plutôt musulman, parce qu'ici, ils mélangent tout. Ils ne pouvaient pas admettre qu'on peut être Sénégalais sans aller à la mosquée. Ça le mettait dans des rages folles quand on lui posait des questions sur ça, le Ramadan, la religion, etc. Entre nous, on a toujours parlé français. Une fois, j'mens souviens, il avait dormi chez un certain Christian, les parents l'avaient trouvé formidable, bien élevé, intelligent, et ils avaient lâcher en partant : 'Amadou, tu mériterais d'être français, tu es vraiment quelqu'un de bien !' Pendant des jours, après, il réfléchissait à ce que ça voulait dire, à ce qu'il aurait dû répondre, il était en colère contre le monde entier. Je ne sais pas si tu te souviens, toi, comment il était.. sensible, à vif, parlant trop vite, bafouillant même parfois, comme s'il y avait trop de mots dans sa bouche et pas le temps de faire le tri, comme s'il avait toujours su qu'il fallait aller vite, qu'il n'y avait pas de temps à perdre.. Il ne cessait de se faire virer de cours pour insolence, il détestait l'école, mais quand il a su, pour moi, il s'est enflammé et m'a juré qu'il me sortirait de là, il m'a tout appris, j'ai révisé le bac avec lui, ça m'a aidée après, quand j'ai passé mes examens pour travailler à l'hôpital, c'est lui qui m'a donné la force de me battre, et quand je repartais, terrorisée à l'idée que mon père découvre quelque chose, il me répétait une phrase de Blaise Cenduras : Vivez, vous n'êtes pas juges. Et moi, je trouvais ça très beau, pauvre idiote..

Maman - Oh, ma petite Syra, comme tu dois m'en vouloir.. Toi, tu es arrivée au milieu de notre amour

Elle chuchotait, elle avait pourtant la même voix que tous les jours, elle m'a caressé les cheveux avec tellement de tendresse pour me dire pourquoi je n'aurais jamais dû exister :

Je n'avais pas eu mes règles pendant des mois avant la mort de maman, et puis c'était revenu, et reparti, enfin, c'était irrégulier, alors je ne me suis pas rendu compte et, quand j'ai fait un test, c'était trop tard, je ne pouvais pas revenir en arrière, tu étais là. Amadou avait eu son bac et commençait des études de socio à Nanterre.. Je lui ai caché la nouvelle le plus longtemps possible, à lui, comme à mon père. J'ai vécu des semaines en sachant que c'était la fin du bonheur et que ma part à moi s'arrêtait là. Je sais ce que tu vas penser, c'est horrible, c'est aussi pour ça que je ne te l'ai pas dit avant, parce que c'est à cause de toi, de ta naissance, que tout a explosé.. Même si de toute façon, Papa n'aurait jamais voulu que m'en aille, il m'avait sacrifiée, j'étais celle qui remplaçait sa femme, il n'y avait rien à faire y faire. Il n'avait pas eu le choix non plus, je ne saurai jamais pourquoi il est venu en France, il avait, des études à Dakar et, quand on posait des questions, son regard devenait sombre, comme si on avait appuyé sur une plaie cachée.. Maman nous faisait les gros yeux, on piquait du nez comme quand on disait des gros mots.

Je n'oublierai jamais le regard qu'il a eu quand je lui ai dit que j'étais enceinte. Pas un mot, juste craché parterre, avant d'aller chercher la valise qu'il avait toujours sous son lit, celle qu'il avait quand il est arrivé en France.. Depuis que j'étais toute petite, il me la montrait en me disant qu'elle était là, au cas où, qu'il fallait toujours être prêt à partir parce qu'on n'était pas d'ici, il ne fallait pas oublier, j'ai jamais osé lui demander où il comptait s'enfuir, puisqu'à Dakar, ce n'étais plus possible, tu sais quand le Pen est passé au second tour, il y a trois ans, j'ai pensé à lui, je suis sure qu'il n'a pas dormi pendant des nuits et des nuits.. Mais il ne m'a jamais pardonné, il n'a jamais voulu me revoir, je suis une 'pute'. Maryam n'existe plus, elle est morte le jour où tu es arrivée dans sa vie. C'est tout ce qu'il m'a dit, 'Il n'y a pas une place pour pute dans la famille". Je suis sortie de la maison sans sa valise, et je ne les ai jamais revus, juste entendu Coumba hurler mon prénom, et puis le bruit d'une gifle, et puis plus rien. J'étais dans la rue. Amadou n'était pas encore au courant. Je suis allée chez lui. On s'est parlé sur le palier, il est devenu blanc comme une neige, il m'a demandé de l'attendre, j'ai attendu, ça à durée des heures et puis il est ressorti, sa mère essayait de le retenir, elle a hurlé 'Tu m'as pris mon fils, mais tu verras, Dieu te punira'.

Pendant des jours, je n'ai pas arrêté de trembler, on avait trouvé où dormir chez des amis de Amadou et puis il a fini par trouver un travail, magasinier dans un supermarché pas loin d'ici, et moi, après ta naissance, je suis entrée comme aide-soignante à l'hôpital, c'est une des soeurs de Amadou qui nous avait aidés, sans rien dire à personne, c'est la seule qui nous a soutenus.. Après, je me suis fâchée avec elle, quand Amadou est parti, elle m'a dit, elle, que je l'avais bien cherché, je ne pouvais pas lui demander de vivre cette vie-là, je savais bien qu'Amadou avait besoin de liberté.

Comme si moi, j'en avais pas besoin, mais tu étais là, alors, la liberté..

Syra : Rien de plus qu'un baiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant