Dix-sept

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Ce n'était pas des larmes de tristesse, ni des larmes de colère. Pas de chagrin, pas de rage, rien, je me sentais vide, affreusement vide. Toute ma vie s'était effondrée d'un coup, je découvrais ses mensonges, les uns après les autres, et moi, j'étais là, victime de son chantage, elle avait revu mon père, qui voulait bien de moi, pourquoi maintenant, je n'avais plus besoin de lui... Ça tournait dans ma tête, à toute allure, des bouts de pensée, le chaos.

En arrivant à Gare du Nord pour reprendre un train banlieue, je me suis raidie, je ne voulais pas retourner chez Mme Leconte, pas tout de suite. J'ai jaugé Mlle Tardi d'un coup d'œil et j'ai décidé de lui dire la vérité.

- Je ne veux pas rentrer, pas tout de suite.

Elle a eu l'air embêtée.

Mlle Tardi - Qu'est-ce que tu veux faire ? Tu sais, moi, je dois... Il est tard !

- Je vous demande rien, je veux juste retourner vers chez moi, voir mes potes, et après, je rentre.

Mlle Tardi - Après quand ? À quelle heure ?

J'ai haussé les épaules.

- Je sais pas.

Mlle Tardi - Attends-moi là.

Elle s'est éloignée un moment pour téléphoner. J'ai supposé que c'était à Mme Leconte. Elle est revenue vers moi.

Mlle Tardi - C'est bon, c'est d'accord ! Mme Leconte vient te chercher à vingt-deux heures trente au pied de ton immeuble. Elle a l'adresse.

Je lui ai sauté au cou. Mais j'ai juste marmonné que j'y serais.

Mlle Tardi - Je sais.

Elle me regardait droit dans les yeux. J'ai souri, malgré moi.

- Merci, Marianne.

Elle a éclaté de rire. À cause du ton que j'avais employé. J'allais partir, elle m'a retenue par le bras.

Mlle Tardi - On se voit dans quelques jours, il faut qu'on reparle de tout ça, d'accord ?

- D'accord.

Je m'en battais les cojones, j'allais revoir Ayman, j'aurais dit oui à n'importe quoi. Quand je suis descendu à la porte de Vincennes, mon cœur bondissait dans ma poitrine. Avant, je n'aurais jamais imaginé que j'aimais à ce point-là mon quartier. Au moins, là, je me suis dit, je suis sûre d'être vivante, comme si les maisons, les rues, tout dans les moindres détails connaissait le bruit de mes pas.
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Arrivée dans la cité Paganini. J'aperçois sa silhouette. Il traîne en bas de son immeuble, avec des potes. Il est là, je le savais, et je suis sûre qu'il m'attend. Il a tourné la tête, il me voit, il sourit. Je m'approche.

- Coucou !

Les autres se retournent. Filles et garçons qui ne m'avaient pas vue. Une dizaine avec qui j'avais grandi. Je leur fais la bise, je leur serre la main, ils ont contents de me voir, ils le disent, me demandent ce que je deviens, etc. Leurs questions me font plaisir, je réponds sans répondre, je leur dis qu'ils me manquent et ça leur fait plaisir. Le seul que je n'ai pas osé approcher, c'est Ayman. Il me dévore des yeux. Je lui rends son regard. On se reparlera plus tard. Je le sais. Et puis soudain, il s'éloigne pour passer un coup de fil. Il raccroche, me fait signe d'approcher, il a, posé sur son visage, cet air que j'aime autant, serein, impénétrable, je crois qu'il va me prendre dans ses bras, mais ce n'est pas ça qu'il fait, il me prend par la main et m'entraîne, je me laisse faire d'abord et puis je comprends, plus je m'approche, plus j'ai peur, je m'arrête.

- Qu'est-ce que tu fais ? Où on va ?

Ayman - Zehma, tu me fais toujours pas confiance ?

- Ayman, c'est pas le moment, j'te jure.

J'aperçois sa silhouette de loin, je la reconnais, Sinem s'approche, je ne sais pas quoi en penser. Elle me sourit.

- Salut.

Sinem - Bien ou quoi ?

- Bien et toi ?

On danse d'un pied sur l'autre, je n'ose rien dire, pas sourire, ne pas me réjouir, elle me prend dans ses bras.

Sinem - Ayman m'a tout raconté.

Je voudrais pleurer ou rire ou même dire quelque chose, je n'y arrive pas. Je m'écarte, je fais semblant de sourire. Ayman a voulu s'éloigner, mais je l'ai retenu. Il est parti quand même. Elle a allumé une cigarette.

- Tu vas revenir ici ? Elle a demandé.

- Je sais pas, je crois pas.

Et on n'a plus rien dit. Elle a fini par désigner Ayman du menton.

Sinem - Je vous laisse, je dois rentrer.

Elle a eu un petit sourire triste, comme si elle n'y croyait pas plus que moi. J'ai rejoint Ayman. Je lui ai demandé :

- Pourquoi tu as fait ça ? J'avais pas envie !

Il m'a entraînée dans un coin pour me serrer dans ses bras et on s'est embrassés, collés l'un contre l'autre, pendant un long moment. Je n'ai plus pensé à rien. Après, il a murmuré :

Ayman - Faut que t'apprennes à pardonner Syra.

J'ai haussé les épaules. J'ai dit :

- Mais je lui ai demandé pardon... Et moi...

Ayman - Tu m'as manqué !

Il l'avait dit le premier. Ma colère est tombée. Je me suis sentie ridicule. Je lui ai répondu par un baiser. Il me l'a rendu. Ça a duré. Et puis tout près, tout doucement, je lui ai demandé s'il allait s'en aller. Il a eu l'air surpris.

Ayman - Pourquoi tu me demandes ça ?

- À cause de ce que tu m'as dit...

Ayman - Peut-être... Pas tout de suite.

- Jure-moi que tu me préviendras, jure-le. Je veux plus jamais attendre.

J'ai bien vu qu'il ne savait pas de quoi je parlais, mais il m'a juré et j'ai juré aussi. Après, on s'est quittés.
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J'étais en bas de chez moi à vingt-deux heures trente pétantes. Mme Leconte m'attendait. Je suis montée dans sa voiture sans dire un mot. Elle n'a pas parlé non plus. Mais sur le chemin du retour, j'ai murmuré un merci. Elle a dit « y a pas de quoi ! ». C'est en rentrant dans ma chambre que j'ai senti le chagrin pointer le bout de son nez. Impossible de dormir. Je tournais et retournais les mots de ma mère dans ma tête.

J'imaginais cet après-midi qu'ils avaient passé ensemble. Je n'y étais pas. Entre eux, dans le fond, j'avais toujours été en trop. Et pourtant de les imaginer se parler, dans le parc, marchant côte à côte, papa la soutenant par le bras, maman reconnaissante, ensemble après tant d'années de silence et de mensonges, ça me faisait du bien. Aussitôt après, ma colère chassait cette image, tous les deux dans le même sac, égoïstes et tricheurs, maman qui s'était servie de moi, qu'est-ce qu'elle voulait que je foute chez ce type que je n'avais pas vu depuis presque dix ans, dans une famille qui n'était pas la mienne, avec un étranger pour père, une belle-mère et deux frères ? J'ai arrêté de respirer, c'est vrai, j'avais deux frères, est-ce qu'ils savaient eux qu'ils avaient une sœur ? J'en avais tant rêvé et au moment où ça m'arrivait, une famille, ce n'était pas vraiment la mienne... Je n'aurai jamais eu de famille, tout ça, c'était trop tard ! Je me suis relevée, j'ai cherché au fond de mon jean le bout de papier que maman m'avait collé dans la main. Pourquoi m'avoir laissé le choix ?

L'avant-dernière partie.

Syra : Rien de plus qu'un baiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant