4 . Le ballet

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Place de l'Opéra, 24 Décembre 2017, 20h02

En cette veille de Noël, la neige tombait doucement sur la ville, recouvrant la capitale d'un épais manteau d'un blanc immaculé. La lune régnait en solitaire dans le ciel sombre et une multitude de guirlandes bleutées illuminaient les rues. J'aurais certainement pu voir la magie de ce moment, si la température voulait bien cesser de chuter.

Je soufflais sur mes mains meurtries par le froid, mais malgré tous mes efforts, il m'était impossible de les réchauffer. Face à mon impuissance, je me résignai à voir apparaître d'ici peu de temps des engelures sur mes pauvres doigts déjà bien abîmés. Je réajustai tout de même mes gants en laine, espérant peut-être limiter les dégâts, puis mon écharpe et le col de mon manteau. Une fois paré pour survivre encore quelques minutes dans ses températures glaciales, je glissais mes mains au fond de mes poches.

Une voix au loin, le bruit de ses pas rapides sur le bitume, ma tête pivota légèrement et la jeune femme rentra dans mon champ de vision. Elle s'arrêta près de moi, essoufflée après avoir couru depuis l'arrêt de métro le plus proche. Ses joues étaient rougies par le froid et un épais nuage s'échappait de sa bouche à chacune de ses respirations.

« Dis-moi que je ne suis pas en retard. »

Je haussai un sourcil avant de sortir ma main de ma poche, remonter la manche, dévoilant une montre au bracelet usé.

« Non. Tu as même réussi à arriver en avance... » Constatai-je, quelque peu surpris.

En guise de réponse, elle m'offrit un de ses magnifiques sourires dont elle avait le secret. Je restai quelques secondes hypnotisé par ses fossettes. Ais-je un jour pu sourire comme elle en ce moment ? Non, certainement pas, ce genre de sourire était bien au-delà de mes capacités... En voyant que je la regardais un peu trop fixement sans dire le moindre mot, elle s'empressa de réajuster ses vêtements.

« C'est bizarre ? Je ne savais pas quoi mettre, je ne suis jamais rentrée dans ce genre d'endroit » commença t-elle à dire.

« Tu ne vas pas monter sur scène alors arrêtes de stresser. » Ricanai-je doucement.

Ces paroles eurent pour effet de réussir à apaiser ses craintes, elle s'empara alors du bras que je lui tendais, le sourire aux lèvres. J'aurais bien aimé être aussi excité qu'elle, en pensant à la soirée qui nous attendait, mais je m'en savais incapable. Un nœud s'était formé au milieu de mon abdomen, et chaque respiration me faisait souffrir.

***

Les lumières s'éteignaient une à une, plongeant la salle dans l'obscurité la plus totale. J'entendis ma voisine pousser un petit soupire déçu. Elle aurait certainement aimé pouvoir admirer plus longuement la salle rouge et or, ainsi que le grand lustre accroché au plafond. De mon côté, je souhaitais juste que le ballet se termine le plus rapidement possible pour pouvoir quitter cet endroit qui me rendait terriblement nostalgique.
L'orchestre commença à jouer quelques notes, puis vint le tour pour les danseurs d'entrer en scène. Je m'enfonçai un peu plus profondément dans mon siège, cherchant une bonne position pour endurer les 2h30 de torture qui m'attendaient. De peur de froisser la jeune femme, je mettais moi-même condamné à la souffrance.

Mes yeux ne pouvaient s'empêcher d'inspecter chaque danseur qui rentrait ou sortait de scène. Une part de moi espérait le voir, l'autre savait qu'il ne pouvait pas être là, sur cette scène. Mais mon esprit, ce sale traître, ne pouvait pas abandonner ce mince espoir et continuait de m'imposer cette torture, continuellement sans le moindre répit. Il m'avait suffi d'une dizaine de minutes dans cette salle, pour comprendre que revenir ici, était la pire idée que j'ai jamais eue. Ma main glissa sur mes paupières, plongeant ma vision dans le noir le plus complet. Je me sentais mal, mon cœur battait lourdement dans ma poitrine et j'avais le sentiment qu'il pouvait exploser à chaque instant, réduisant définitivement mon corps en charpie.

Je n'avais qu'une seule envie, partir. Quitter cette salle et ne plus jamais y revenir, puis rester des jours entiers sous ma couette dans le noir jusqu'à ne plus être capable de ressentir quoique ce soit. Pourquoi étais-je venu déjà ? Ah oui... c'était mon cadeau de Noël de la part de la jeune femme. Elle s'était présentée à ma porte quelques jours plus tôt, deux billets à la main. Elle avait réussi à avoir deux places pour une représentation de ballet. Je n'étais pas dupe sur le pourquoi du comment. Elle avait dû apercevoir à un moment ou un autre, les DVD et CD soigneusement rangés sous la télévision, ou, dans le pire des scénarios imaginables, les cartons entreposés dans la seconde chambre.

J'aurais pu refuser de venir. J'aurais dû refuser de venir, mais quelque chose me disait qu'elle avait eu du mal à se procurer les places. Le simple fait d'avoir pu se les offrir avec le maigre salaire qu'elle possédait, tenait déjà en soit du miracle. J'avais donc accepté son invitation en essayant de sourire du mieux que mes muscles faciaux me le permettaient. Et maintenant, je ne pouvais plus fuir. Lorsque je tournais la tête dans sa direction, la vision de la jeune mère hypnotisée par le ballet me retenait au fond de mon siège... Je ne pouvais décidément pas être égoïste, sinon le dernier fragment qu'il me reste du moi d'antan aurait définitivement disparu.

Le temps passait lentement, les danseurs se succédaient sur scène, étalant aux yeux de tous le résultat de nombreuses années de travail acharné. La bombe à retardement au creux de la poitrine s'était progressivement mise en veilleuse, mes paupières toujours closes, j'écoutais l'orchestre en contrebas.

La jeune femme à mes côtés lâcha un léger oh admiratif. Mécaniquement, j'ouvris les yeux et les dirigeai pour voir cette chose si incroyable, qui avait mérité cette petite exclamation. Je ne pus empêcher la déception de me gagner en remarquant que ce n'était qu'un simple solo. Je ne sais pas réellement quel genre d'attente avait germé dans mon esprit, mais elle devait très certainement être quelque chose de bien plus grandiose...

La ballerine évoluait seule au centre de la scène désertée. Dans sa robe argentée, enchaînant les arabesques et les sauts sur la pointe de pieds, la danseuse étoile avait cette allure toute particulière qui caractérisait les danseurs classiques. Une posture titillant la perfection, des membres fins, des courbes délicates. Tout en elle dégageait le contrôle et cette recherche perpétuelle de la perfection. Elle illuminait littéralement tout autour d'elle par sa beauté et son talent, pourtant, j'étais incapable de ressentir quoique ce soit en la regardant. Ce sentiment de vide niché dans ma cage thoracique occultait tout le reste. Je le sentais grandir un peu plus à chaque instant.

Les minutes continuèrent de passer et vient finalement le moment du salut pour les danseurs. Cet instant sonnait à mes oreilles comme l'heure de la délivrance, j'allais enfin pouvoir sortir d'ici. La jeune femme applaudissait autant que ses mains le lui permettaient, le visage radieux. Son enthousiasme m'ayant en quelques sortes contaminé, je me tournai une dernière fois vers la scène pour acclamer les danseurs.

Mon cœur cessa brutalement de se battre.

Je sombrai.


Le dernier baiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant