11 . Silence

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Appartement, 27 décembre 2017, 19h57

Assis juste en face de moi, il était en train de terminer son repas, je le regardais. Un léger bruit de frottement résonnait dans l'appartement, brisant le silence. Sa cuillère raclait le fond de son pot de yaourt. Il cherchait à recueillir les derniers grammes du laitage, ceux qui se glissaient dans les recoins difficiles à atteindre. Sous le coup de la concentration, ses sourcils s'étaient discrètement froncés. Il ne se rendait pas compte que je le fixais depuis plusieurs minutes, il ne voyait que son dessert rebelle.

D'aussi loin que je me souvienne, il avait toujours eu cette étrange habitude. Je l'avais juste oublié. Ce ne fut qu'en le revoyant le faire, que je m'en suis rappelé. Je détestais cette impression d'avoir oublié ces milliers de petits détails qui le définissaient et le rendaient unique. En même temps, ces jours passés à essayer de l'oublier ne pouvaient pas s'évaporer sans laisser de séquelles... Ce sentiment restera sûrement encore un moment avant de totalement disparaître.

Il posa sa cuillère et son pot dans son assiette. Son dos se redressa, faisant craquer chacune de ses vertèbres. Son regard croisa le mien qui ne l'avait pas quitté. Je ne savais pas à quoi il pouvait bien être en train de penser. C'était déroutant. La personne en face de moi était la même que celle que j'avais toujours connu, mais je sentais au fond de moi qu'il avait changé. Pour la première fois depuis longtemps, l'accès à ses pensées m'était impossible. Il me paraissait tellement plus lointain que la veille, comme si quelque chose l'avait heurté et qu'il cherchait à prendre des distances.

Je ne savais pas si j'étais sensé lui laisser cet espace et l'attendre, ou si je devais faire un pas dans sa direction. J'avais peur que ces deux ans de séparation aient été suffisants pour ériger une barrière invisible entre nous deux. Quelque chose m'empêchait de lui dire tout ce que je voulais lui raconter, et pour la première fois, mon propre silence me pesait. Au fond de moi, je ressentais ce besoin de tout lui révéler, de ne plus avoir de secret pour lui, mais je n'osais pas. 

Je savais qu'il s'en voudrait de m'avoir laissé seul, et qu'il serait incapable de repartir. Il abandonnerait alors son rêve pour rester à mes côtés. N'ayant pas fait de grandes études, il ne trouverait que des boulots mal payés, ne lui correspondant pas, pour gagner de l'argent. Il souffrira en silence en pensant à sa carrière abrégée à chaque fois que quelque chose le lui rappellera. Finalement, il passera sa vie à prendre soin de moi et je serais sans le vouloir devenu un fardeau pour lui. Et viendra un jour, où il me haïra de l'avoir empêché de devenir danseur étoile...

Mes paroles auraient des conséquences, et je ne me sentais pas prêt à les assumer. Le blesser, ou l'enchaîner à moi, étaient au-delà de mes forces. Mon bonheur était toujours passé par le sien, et peu importe le temps qui passerait, il en serait toujours ainsi. 

Nous n'avions quasiment pas ouvert la bouche de tout le repas, il était maintenant temps de tout nettoyer. Je commençai à rassembler mes couverts dans mon assiette. Il se pencha sans un bruit au-dessus de la table et attrapa l'assiette. Je le regardai surpris alors qu'il la vidait méticuleusement dans la sienne.

« Tu peux aller te reposer, je vais faire la vaisselle », m'informa t-il, emportant la porcelaine dans la cuisine.  

Mon regard le suivit, ne se détachant pas de son dos, alors qu'il déposait le tout dans l'évier vide. Il ouvrit en grand le robinet d'eau chaude et commença à chercher du produit vaisselle, sans se retourner ne serait ce qu'une seule fois. J'avais la nette impression que je ne m'étais pas trompé un peu plus tôt, et que pour une raison qui m'échappait encore, il me fuyait. Mon cœur se serra.

J'empilai nos deux verres et pris les aliments qui devaient être remis au frais avant de le rejoindre. Ses yeux croisèrent les miens quelques secondes à peine quand il remarqua que je n'avais pas suivis son conseil. Ce fut trop bref pour déterminer s'il était soulagé ou non. Je m'approchai de lui, et déposai les verres au fond de l'évier. Je dû me retenir de grimacer quand ma main rentra en contact avec l'eau brûlante. J'ouvris l'eau froide, faisant mine de vouloir nettoyer la mousse qui s'était déposée sur ma peau. Il me laissa faire sans rien dire, et quand j'eu terminé, il me tendit le torchon. Ses traits s'étaient devenus plus doux.

Je récupérai les restes que j'avais posés sur le bord de l'évier, et ouvris le réfrigérateur. Tous les étages étaient remplis, et il me fallut du temps pour trouver un endroit où glisser ce que j'ai en main. J'avais encore du mal à réaliser qu'il ait acheté autant de choses, il me faudrait certainement des semaines entières pour tout manger. 

« Si tu cherches le porridge, il est au centre », dit-il en déposant la dernière assiette sur le rebord de l'évier.

Une légère note de mécontentement teintait sa voix. Surpris, je refermai la porte de l'appareil pour pouvoir le voir, mais son visage - de nouveau fermé - ne m'aidait pas à comprendre. Sa réaction m'inquiétait un peu dans la mesure où je n'avais pas la moindre idée de ce qui se passait dans sa tête. 

« Tu ne l'aimes pas ? » , lui demandais je, un peu hésitant.

« Qui ça ? Ta voisine ? »

Je hochai la tête en signe d'approbation. Pendant quelques instants, il se tut, cherchant une réponse à ma question. Je savais qu'il ne me mentirait pas, c'était pour ça qu'il réfléchissait, pesait les pour et les contre pour éviter de regretter ce qu'il allait dire.

« Ouais », confirma t-il, d'une voix plus faible qu'à son habitude.

Je viens me placer à côté de lui, appuyé sur le rebord de l'évier. J'évitais de trop me rapprocher le lui pour lui laisser de l'espace. Nos mains n'étaient plus qu'à une trentaine de centimètres d'écart. Sans que je le remarque, ses doigts se décalaient lentement, millimètre par millimètre, dans ma direction. Mais pour voir cela, il aurait fallu que j'arrête d'essayer de croiser son regard.

« Elle a dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? »

Les secondes passèrent, je compris que la réponse ne viendrait jamais. Ma main se posa sur son épaule. En voulant le toucher, je venais inconsciemment de mettre fin à sa tentative de rompre la distance. Il rangea ses pouces dans les poches de son jean.

« Essaye d'être sympa avec elle. Elle est un peu maladroite par moment, mais elle fait toujours de son milieu pour son gosse. Tu es bien placé pour savoir à quel point c'est dur... » 

Il demeurait silencieux, continuant de fixer le carrelage. Je ne sais pas ce qu'il lui a alors traversé l'esprit, mais après cela, tout essai pour lui parler était un échec. Je venais d'anéantir toute chance de conversation, sans même m'en rendre compte. Nous restâmes de longues minutes sans bouger, fixant le sol, comme si la réponse à nos problèmes y était inscrite. Je me retournais le cerveau, cherchant à comprendre où j'avais merdé. Mais la fatigue des derniers jours et les émotions qui me submergeaient, m'embrouillaient l'esprit. 

Finalement, il brisa le silence.

« Est-ce que je peux prendre une douche ? »

Sa question eut l'effet d'un coup de poignard. En quelques mots, il venait d'effacer des années de vie commune, me transformant en simple hôte. Il allait vraiment falloir que l'on parle, mais pas dans l'immédiat. Mon cœur était comprimé dans ma cage thoracique et je peinais à respirer normalement. Un mot de plus de sa part, et ça aurait été la fin. J'aurais craqué. 

« Bien sûr », murmurais-je, le souffle court.

Sans même m'adresser un regard, il passa récupérer quelques affaires à lui qui traînait encore sur le canapé où il avait passé la nuit. Je le suivis des yeux jusqu'à ce qu'il ait disparu dans la salle de bain. Le bruit du verrou résonna dans mon crâne. Je venais de recevoir le coup final.   

Le dernier baiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant