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Par delà la fenêtre de ma chambre d'hôpital, mon regard survole les habitations et parcs de Noeville. Je devine les lacs, forêts et montagnes qui l'entourent, parsemés de châtaigniers, charmes, muriers, pins, hêtres et d'autres encore. Les végétaux portent à nouveau leurs épais manteaux verdoyants. Noeville est une agglomération de quatre mille habitants. C'est une des dernières villes fleuries. Le monde en 2038... enfin non, j'oublie que quatre mois sont passés, le monde en 2039 est une ode au progrès. Les métropoles et mégalopoles ne jurent que par les nouvelles technologies. Malgré l'attraction addicte de ces sociétés à la recherche démesurée du progrès, notre petite ville arrive encore à lutter contre leur domination étouffante. L'hôpital de Noeville est le seul bâtiment de l'agglomération à avoir hérité des grands progrès techniques. Les habitants d'ici fuient les avancées technologiques, ce sujet est même tabou dans certaines familles. Pour ma part, je n'ai jamais quitté Noeville et je suis bien heureuse ainsi. Si le monde extérieur est si effrayant que l'affirment les habitants, je veux bien les croire sur parole.

Ma chambre doit être située entre le quatrième et le septième étage de l'hôpital. J'arrive à distinguer les parterres colorés. J'ai raté la saison des bourgeonnements. Spectaculaire développement de feuilles et fleurs, lesquelles s'ouvrent et dégagent des odeurs enivrantes. Les fleurs déploient leurs teintes chaudes aux vifs éclats. Des oiseaux volent, s'enlacent dans de magnifiques chorégraphies aériennes. Ces petites créatures au duvet soyeux m'émerveillent. Je jalouse leur liberté. Elles s'élancent et volent, volent !

Je détourne les yeux de la fenêtre et fixe mes jambes immobiles sous les draps immaculés du lit. C'est quand on perd les choses qu'on se rend compte à quel point elles pouvaient être essentielles.

Je suis réveillée depuis ce matin. Lors de ma folie d'hier, enfin si c'était bien hier, j'ai été endormie de force : j'ai senti un pincement sur ma cuisse, puis mes forces m'ont aussitôt quittée et je me suis effondrée. À mon réveil, des sangles encerclaient mes bras, poignets et chevilles. Mes perfusions ont été remises en place. Je suis entrée dans une colère noire en découvrant ma prison. J'ai tenté de hurler le plus fort possible mais je n'avais plus de voix. Je voulais me débattre contre mes attaches mais mes forces m'abandonnaient. J'étais essoufflée bien trop vite, faible, l'esprit voguant à la frontière entre le rêve et la réalité. Je crois qu'ils ont mis des calmants dans mes perfusions.

Personne ne m'a rendu visite depuis. Je me sens effacée, comateuse. J'ai faim sans pour autant avoir envie de manger. Observer le soleil décliner vers l'horizon tout au long de la journée m'a calmée.

J'ai eu le temps de me recentrer sur moi même. J'ai réfléchi et je me suis même ennuyée. Je me suis rendue compte que je n'avais pas ressenti ces émotions depuis bien longtemps. À vrai dire, je ne me souviens même pas de la dernière fois où j'ai été inactive, où j'ai pris du temps pour moi, où je me suis reposée tout simplement. Je me suis aussi interrogée sur les conséquences que mon absence avait pu engendrer ? J'avais certainement été remplacée au studio photo. Je devais aussi entrainer mes élèves à la gymnastique. J'ai raté leur compétition du mois de mars, j'imagine que Lomé, ma remplaçante les a prises en charge.

On toque à la porte. Je lève les yeux. Le docteur Filtz entre avec discrétion et referme la porte derrière elle. Elle porte un sac à main en cuir à l'épaule et paraît épuisée. Ses yeux si pétillants de la veille semblent éteints et ses cernes, creusées par la fatigue. Je baisse les yeux. Un sentiment de honte me tord le ventre. J'ai agi comme une furie, alors que l'équipe médicale m'a sauvé la vie. Le docteur jette un coup d'oeil sur les machines qui m'entourent, et s'assoit à mes côtés. Elle entrouvre les lèvres, hésite quelques secondes, puis récite :

Le soleil t'enveloppe,

dans ses rayons passionnés,

BRUISSEMENTS D'AILES [RÉÉCRITURE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant