Chapitre 12 - Diabolisme

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La puissante poigne d'un étau compressait ma boîte crânienne. Je sentais presque mes os craqueler et se fracasser en millier d'éclats. Mains sur les tempes, genoux fléchis, tête baissée face à l'adversité. Je l'entendais frapper, marteler des coups sourds au fond de mon crâne. Mes vaisseaux sanguins ne tardèrent pas à éclater, mes globes oculaires se jonchèrent d'un effluve pourpre et d'une tâche jaunâtre en leur centre. Bientôt, les ombres infernales reparurent et enveloppèrent chaque parcelle de peau nue sous mes habits. Je convulse sous leur caresses destructrices, me crispe, me tort de spasmes qui semblaient plus des poings ferme s'écrasant de toutes parts sur mon corps.

Je retardais l'échéance, luttant passivement pour l'empêcher d'arriver. Toute mon anatomie me brûlait, il s'embrasait de l'intérieur. Une lave torride s'agglomérait dans mes tripes, ardente, bouillonnante, agitée. Je n'étais plus qu'un volcan prêt à entrer en éruption à tout moment, une éruption meurtrière déversant malheur et désolation, fauchant les cœurs et les âmes, les mœurs et les esprits, le bonheur et la vie.

C'en était trop!

Je me résignais finalement, comme chaque nuit depuis plusieurs mois maintenant, assailli par la souffrance, transit de douleur, vaincu... soumis. De nouveau, je ne demeurais plus que l'ombre de moi-même, un être immatériel dans l'esprit d'un autre. En parlant de ce monstre, il s'étirait amplement en me narguant de par la lenteur de ses gestes, s'émoustillant d'un rictus narquois et de quelques dandinements provocateurs. Son but était clair: m'inciter à lui résister. Il savait aussi bien que moi qu'il prendrait tôt ou tard le dessus. Son esprit vicieux et rageur allait sans mal s'immiscer dans le miens, faible et frêle en comparaison, et le détruirait comme on craquerait une brindille.

Je ne céderais pas à la révolte!

Garder mon calme, le laisser se manifester, me soumettre, devenir moins qu'une ombre, une conscience informe, sans particule, une existence réduite à une idée, un concept, une pensée, une petite voix dans la tête d'un être infâme.

"-Toi, tu es loin d'être amusant, bougonna-t-il.

-Tu n'obtiendras ne ma vie, ni mon corps... je ne joue pas avec toi!

- La petit ange doit te trouver bien lassant.

-La ferme! ...

-Voyez-vous ça, me nargua-t-il en étirant ses lèvres. Aurais-je atteint le sujet qui fâche?

-Dépêche-toi d'aller te rassasier!

-Je suis loin de ne pas en avoir envie, mais rassure toi j'ai toute la nuit. Et si on allait la voir un moment? Elle ne doit pas être très bien moralement, ricana-t-il.

-Non! Laisse-la! Ne touche pas à sa vie!

-Elle doit t'en vouloir, continua-t-il en exagérant ses mimiques pour aggraver la chose. T'en aller comme tu l'as fait, sans même un regard... décevant de ta part!

-... Laisse-la, je t'en prie...

J'en étais réduit à supplier ce minable. Je n'étais décidément plus rien. Mais que pouvais-je faire de plus? Pas grand-chose.

-On ne prie pas un démon: On observe le démon, on imite le démon, et on devient démon! expliqua-t-il en s'envolant.

-Tu en es un, pas moi! Laisse la vivre, juste elle, je t'en supplie...

-Je suis toi, tu es moi! Et si on allait titiller cette dépravée, continua-t-il en la cherchant activement du regard.

-Pourquoi veux-tu la tuer? A quoi ça t'avancerait?

-Qui a parlé de la tuer, ria-t-il. Je vais la tourmenter, la briser, plier son esprit à ma volonté! Je sais exactement quoi dire pour la détruire!"

Ce à quoi il laissa ses cordes vocales vibrer au son strident et discordant d'un rire gras et caverneux, offrant une alarme enivrante à toutes créatures emprises au désespoir. Oui, le désespoir... j'allais bientôt plonger dedans à force de côtoyer ce démon dénué de nom. En avait-il un d'ailleurs? Je n'en étais pas certains. Je lui avais déjà demandé, histoire de rendre ses jérémiades moins désagréables. Evidemment, il avait pris soin de répondre très loin à côte : "Je suis ce que vous réduisez à néant lorsque vous entrez dans un sommeil assommant! Je suis la folie qui réside en toutes vies!" avait-il récité. A croire qu'il avait appris cette tirade par cœur.

Les heures passèrent, la lune avançait à pas silencieux sur un ciel d'obsidienne tacheté de diamant. Il faisait tourner le manche rigide de sa faux entre ses doigts. N'importe qui aurait les bras tremblants en la portant, lui non, il était véritablement doté d'une force incroyable. Il ne tressaillait pas, ne faiblissait pas, il jouait. Pendant ce temps, je ne faisais qu'espérer ne jamais croiser Kira. Il avait cependant raison: elle doit m'en vouloir énormément. Elle qui semblait m'accepter tel que je suis, elle à qui je m'étais ouvert au moins en partie, elle avec qui j'avais réussis à parler un minimum... Je n'étais peut-être pas indifférent face à elle. Je n'avais malheureusement aucun moyen de contrer ce diablotin de bas étage.

Il survolait un parc situé quasiment au centre du village. Junishin n'était pas bien grand, mais c'était d'ordinaire un coin tranquille. Deux pieds nus se balançaient dans le vide. Une silhouette était perchée sur la branche d'un saule pleureur blanchi par le froid, dont les branches s'emmitouflaient d'une fine soie opaline. Elle était là, le regard hagard en direction du sol, attendant que le temps passe. Aucune lueur de motivation n'émanait d'elle, elle reflétait un vide cinglant tel une coquille abandonnée sur une mer de sable. Ses cheveux dansaient devant ses yeux, sans plus de réaction de sa part. Le démon se posa sur la branche avec une délicatesse presque trop forcée. Kira s'écarta immédiatement en pointant l'estoc de sa lame vers lui et ouvrant ses ailes. Ni l'un ni l'autre n'émettait le moindre son. Seul un sourire sadique s'étirait progressivement sur la face de la créature rougeâtre à la vue de ce spectacle qui n'en était pas un. Ma stupeur fut grande, autant que son machiavélisme grandissant: les ailes de Kira étaient remplies à moitié d'un noir obscur et profond, en partant des extrémités. Sa déchéance avançait vite... trop vite. 

DéchusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant