Mes pupilles vacillaient au milieu de mes yeux écarquillés. Figée dans le temps comme dans l'espace, mon âme chancelait à perte, me laissant béat face à ce souvenir et surtout à sa main. Avec des mouvements semblables à la lenteur et la paresse d'un engrenage antique, je tournais ma tête crispée, recherchant ses yeux céruléens. Elle me fixait chèrement avec un sourire des plus réconfortant. Je m'hasardais en vain à prononcer un simple "merci", mais mes lèvres s'agitaient sans se décoller. La remercier de quoi d'ailleurs? Je ne savais pas... Peut-être de m'avoir permis de relâcher une pression monstre qui appuyait sur mes entrailles depuis tout ce temps, ou simplement la remercier pour sa bonté. Me devinant dans une douce panique, elle déposa voluptueusement son index menu sur mes lèvres.
"Ne dit rien, je sais que ça t'est compliqué. Je ne t'ai jamais vu sourire, je suis sûre qu'habiller ton beau visage d'une petite risette t'irais à merveille, se ravit-elle en plissant joyeusement les yeux."
Elle se redressa devant moi et me serra de ses deux doigts par la pointe du menton pour me faire redresser quelque peu la tête. Elle me déposa un baiser fuyant sur le haut du front. Ses lèvres de corail se paraient d'un rictus taquin. D'un geste simple, elle sécha le mince filet humide sur ma joue.
"Je t'attend en cours alors, s'amusa-t-elle en ajoutant un petit rire discret."
Elle se rendit dans l'établissement avec une démarche aérienne et légère. J'en restais coi. Sa prévenance me touchait, jamais personne n'avait eu de telles attentions à mon égard. Après la sonnerie alarmante qui agressa mes oreilles, je m'acquittai non sans mal de mon siège de métal. Je traînais mollement des pieds jusqu'à la salle de classe, laissant découler tout mon entrain à assister une fois de plus à un cours ennuyeux. Histoire de me laisser aller à certaines folies, je m'installai non pas au dernier rang, mais à l'avant dernier, toujours du côté de la fenêtre. Mais je ne retrouvais pas la vision onirique de la veille. A la place, j'avais le droit à l'autre rive du bâtiment : Un décor terne, sans vie, pollué. Mêmes l'usine à quelques pâtés de maison semble morte de l'intérieur comme de l'extérieur. Ce n'était même plus ennuyant mais déprimant à ce point.
Pourquoi, Ô grand pourquoi je m'étais empressé de m'installer à cette place morose? Dans la catégorie des pires idées qui étaient arrivées jusqu'à mes neurones, celle-ci se plaçait sûrement dans le haut du classement.
Ma réponse arriva rapidement : C'était elle! Tout en elle me parvenait si différemment des autres. Elle se détachait du monde de part un je-ne-sais-trop-quoi de grain de vie rayonnant. Telle une artiste, elle s'installa à la table qui m'était voisine. Elle replaça quelques-unes de ses mèches rebelles derrières ses oreilles et tourna ses iris dans ma direction, le teint lilas rempli d'innocence. Elle sortit gracieusement ses affaires, tandis que je l'observais sans réel but. La voix irritante de la professeure me rappela à l'ordre. Pendant que je m'exécutais mollement, Kira retint un petit rire en cachant partiellement sa bouche derrière ses phalanges.
Ce cours de philosophie... Tout ce que j'y apprenais étaient les mille et une façons de tuer le temps et de faire passer la lassitude extrême qui s'en dégageait au fil des paroles incessantes de notre enseignante. Assaillit par le fatigue dans laquelle son discours incompréhensible me plongeait, je m'affalai lourdement sur la table, mon front reposant dans le creux de mon bras. Je somnolais là, un peu plus et je m'endormais.
Au bout d'un moment, quelques secondes plus tard, ou quelques minutes, je ne pourrais le dire, Kira pointait doucement mon épaule avec un crayon à papier. Je me redressais sans vraiment comprendre ce qu'il se passait. Elle me désignait du bout de sa mine une feuille à carreau au centre de la table. Elle avait pris soin d'écrire au préalable un court message avec sa lettrine agile et arrondie :
"Puisque tu as du mal à parler, tu peux peut-être écrire?"
Evidemment que je le pouvais! Qu'elle m'ait proposé ça était une véritable aubaine, pour moi comme pour elle. Après tout, si elle m'avait demandé ça, c'est bien qu'elle voulait me parler. Je m'emparai rapidement de mon stylo et continua à la suite de son message.
"Oui!"
Du coin de l'œil, j'observais sa réaction. Elle s'éprit d'un sourire satisfait, cachant une curiosité bien ancrée.
"Super! Alors, dis m'en plus sur toi. Tu es bien mystérieux à ne rien dire."
Nous communiquions par messages écrits interposés. Cependant, même comme ça je n'arrivais pas à m'ouvrir totalement, lui faire part de mots doux, de compliments, de choses gentilles... Je restais renfrogné sur moi-même, lui répondais avec quelques, pour ne pas dire un seul, mot.
"Savoir quoi?"
"Tout et rien à la fois. Tiens, par exemple, qu'est-ce que tu aimes faire chez toi?"
"Musique"
"Comment tu trouves l'école, les cours, l'établissement...?"
"Ennuyeux"
"Et bien, même comme ça tu ne dis pas grand-chose. Parfait, ça me donne une idée : Je vais écrire un mot, tu en écris un à la suite, le premier mot qui te viens à l'esprit en lisant le miens. Ensuite c'est à moi, et ainsi de suite. Qui sait, on pourrait créer le prochain prix de littérature comme ça! Tu es d'accord?"
Quelle idée originale! Au moins, je ne me sentirais pas coupable de ne rien dire. Un mot, c'est simple un mot, même moi j'y arrivais.
"Oui!"
"Parfait, je commence: Soleil"
Son attitude avait futilement changé. Elle faisait mine d'être attentive au cours alors que c'était tout à fait le contraire. Elle s'accoudait astucieusement sur la table, cachant son regard avec sa main. Je me prêtais alors au "jeu du mot" comme je l'avais nommé dans ma conscience.
"Lune"
"Nuit"
Là, ce n'est pas bon... La première chose qui me venait à l'esprit était le mot "démon". Avec ce qu'il s'était passé hier soir, je ne pouvais pas dire ça comme une fleur, l'air de rien, ce serait beaucoup trop suspicieux.
"Sommeil" j'écrivis après un petit temps de réflexion.
"Repos"
Et ce petit jeu d'écriture continua pendant plusieurs minutes. Nous avions tout deux totalement oublié la philosophie.
"Dormir" "Rêve" "Cauchemar" "Monstre" "Halloween" "Bonbon" "Sucré" "Salé" "Mer" "Sable" "Désert" "Chaleur" "Été" "Vacances" "Voyage" "Avion" "Voler" "Oiseaux" "Libre" "Prisonnier" "Mentalement"
Suite à ce mot, Kira me fixa, l'air grandement intriguée.
"Pourquoi?"
"Parole"
Le jeu s'était peu à peu transformé en une discussion à mon sujet, par mots interposés.
"Aide?"
Je compris où elle voulait en venir, à terme. Elle voulait me faire dire quelque chose. C'était très attentionné de sa part, mais j'en étais incapable... Plutôt que de risquer de la blesser, je préférais ne rien dire.
"Volontiers"
Je fus alors surpris et eus un léger sursaut : Sa main s'était enroulée dans la mienne, la tenant fermement pour m'empêcher de la retirer. Elle continua sur la feuille pour le moment.
"Respire!"
J'exécutais à la lettre sa demande. Je fermais les paupières, ressentais chaque vibration causée par mon cœur. Je gonflais mes poumons avec un maximum d'air et expirais lentement.
"Fait"
"PARLE!"
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Déchus
על-טבעיL'ennui ... voilà ce qui rythme la vie monotone de Kay, un lycéen de 19 ans qui vit seul dans une maisonnette miteuse. Il a toujours eu des difficultés à s'exprimer avec les autres, paraissant arrogant sans le vouloir envers les personnes qui vienne...