Chapitre 2 : Le Village

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J'avançais à pas prudents dans la neige du petit matin. Mes pieds nus faisaient crisser l'or blanc de la vallée, alors que je m'approchais des traces de pas. Ma compagne de toujours, quelques pas derrière moi, se hérissa à leur vue. Je reniflais. Et me hérissais à mon tour. Un loup était ici. Sur mon territoire.

J'avais déambulé toute la matinée dans le petit village, passant au moins quatre fois à chaque endroit. J'avais ainsi pu mémoriser le plan du hameau, y placer mon odeur, et surtout vérifier qu'il n'y en avait pas d'autres. J'étais fatiguée les jours précédents, et avais omis de vérifier que je ne traversais pas le territoire d'un quelconque loup solitaire banni de son clan, ou d'une de ces créatures mystérieuses qui se cachent dans les profondes forêts de la montagne, encore vierges de toute présence humaine. Mais il fallait que je répare cet oubli, car je comptais bien rester quelques temps au moins dans ce village. Il était isolé, quasiment coupé du monde grâce à la neige, et assez peu peuplé. Un endroit idéal pour me cacher un certain temps, en attendant que les choses se tassent. Mais les habitants n'avaient pas l'air de cet avis. Durant toute mon exploration, ils m'avaient dévisagée, longuement, certains avec un regard mauvais. Apparemment, ils n'aimaient pas beaucoup les étrangers : c'était bien ma veine !

Ma reconnaissance terminée, je fis un point rapidement sur la place principale du village. Ce dernier était organisé autour de ladite place, en de petites rues étroites et désordonnées. Les maisons étaient toutes des chalets en bois d'aspect relativement ancien, et au moins plusieurs d'entre elles étaient très clairement à l'abandon et tombaient en ruine. Les seuls bâtiments en une autre matière étaient l'église, ou le temple, je n'aurais su dire, et la mairie, bâtisse tout en crépit de couleur beige, seule trace de peinture du village de ce que j'avais pu voir. La seule rue large était la route par laquelle j'étais arrivée, traversant le village de part en part en passant par la grande place, avant de se diriger vers l'autre bout de la vallée. Le village semblait figé dans le temps, à une époque que je n'avais pas connue - après tout, 19 ans est très jeune pour une louve. Les voitures elles même ressemblaient à des antiquités, qu'on avait tirées de leurs musées pour les forcer à continuer à fonctionner malgré leur grand âge. Le bois des maisons était sombre et abîmé par le temps ; le sol des rues étaient fait en vieux béton parfois, la plupart du temps en simple terre ou en graviers. Les habitants, eux aussi, semblaient vieux et usés. Des cheveux blancs, des habits que la mode rendait illégaux en ville, des lunettes grossissant les yeux à un point ridicule. Je n'avais croisé qu'une ou deux familles semblant plus jeune, mais habillés de la même manière, comme si ce microcosme montagnard n'avait aucun contact avec le monde extérieur. Je n'avais d'ailleurs vu aucun enfant. Mais partout ces regards mauvais, apeurés, dont j'étais la cible. Qu'est-ce que c'était que ce village !

J'avais décidé de m'installer ici malgré l'hostilité des habitants. De toute façon, j'étais trop épuisée pour me diriger vers une autre vallée, et ce village semblait être le seul de celle-ci. Je me dirigeais donc naturellement vers une des maisons abandonnées, en périphérie du hameau, celle qui me semblait le moins délabrée. C'était une vieille bicoque entièrement en bois sombre, dont une partie du toit semblait s'être effondré. Je poussais la porte qui, à ma grande surprise, était ouverte. L'intérieur était parfaitement vide. Les propriétaires n'avaient pas fui dans la plus grande panique, ou n'étaient pas morts sans que personne ne s'en rende compte dans leur propre habitation. Tant mieux, en quelque sorte. Mais ça manquait tout de même de mobilier. J'avais beau être une louve, j'avais passé ma vie entière dans le confort de la ville, à côtoyer des humains jeunes et dynamiques et des loups tentant de vivre avec leur temps. Ce village était donc tout ce qu'il y avait de plus étranger pour moi. Je soupirais, posais mon sac sur le parquet troué en de nombreux endroits, et ressortais, en fermant la porte derrière moi et en la bloquant avec une pierre. Désormais, c'était chez moi !

"Comment ça, l'épicerie est fermée ? M'insurgeais-je.

-C'est comme ça. Grommela la vieille femme en fermant le rideau de fer antédiluvien de son échoppe. Elle me jeta un regard courroucé, et s'éloignant en boitant légèrement, s'aidant de sa canne pour ne pas glisser sur le sol gelé. Je fulminais. Pour qui elle se prenait, cette vieille humaine, à me fermer la porte de son magasin au nez comme cela ! Il était seulement le milieu de l'après-midi, quel genre de magasin fermait à cette heure-là? Et mon ventre qui criait famine... Moi qui me réjouissais d'un bon petit plat ! Evidemment, je compris rapidement que le magasin n'avait pas pour habitude de fermer à cette heure-là; il avait fermé pour moi. Ce qui me fit fulminer d'autant plus. Mes sens de louve étaient aux aguets, cherchant à capter la moindre bribe de discussion me permettant de comprendre ce qui ne tournait pas rond dans ce village. Mais j'allais devoir me rendre à l'évidence : pour manger, il me faudrait chasser.

Je me dirigeais vers la forêt de sapin bordant le village et remontant sur les pentes des hautes montagnes, en passant devant ma nouvelle maison. Mes baskets abîmées ne m'offraient aucune protection au froid de la neige dans laquelle je marchais, qui s'infiltrait et me trempait les pieds. Je commençais à défaire mes lacets. Pour me transformer, il me fallait me déshabiller pour ne pas déchirer mes vêtements. Jetant un coup d'œil en arrière, je vis un petit attroupement d'humains du troisième âge m'observant au loin. Pas moyen d'être tranquille ! Hors de question de les laisser se rincer l'œil ; je me dirigeais donc vers l'orée du bois pour m'y déshabiller en toute sécurité. Quand, tout à coup, une voix m'interpella, toute proche.

"Je n'irais pas dans la forêt si j'étais toi, jeune fille. La voix était tremblotante mais assurée. Je tournais une nouvelle fois la tête pour découvrir une vieille humaine toute rabougrie se tenant debout à deux mètres derrière moi. J'en fus interloquée: comment s'était-elle approchée de moi comme cela, sans que je la sente venir? Je m'étais retournée quelques secondes plutôt pour regarder l'attroupement - qui s'était déjà dispersé au loin.

La vieille femme était toute petite, elle m'arrivait à peine au niveau de la poitrine. Elle était penchée sur une canne qui semblait être le seul pilier permettant à l'édifice fragile de son corps de tenir debout. Son visage était raviné par les rides, mais des yeux bleus brillant d'intelligence et de vitalité brillaient au milieu de ce visage ravagé par les années.

"On ne me laisse pas acheter de la nourriture. Répondis-je. Il faut bien que j'aille en chercher moi-même.

-On voit bien que tu n'es pas d'ici, mon enfant. Continua la vieille. Personne ne serait assez fou dans ce village pour s'aventurer dans la forêt.

-Si elle est si dangereuse, je suppose que vos amis qui m'observaient tout à l'heure étaient en quelque sorte en train de me regarder aller à la mort. Ricanais-je. Comme si une forêt pouvait être dangereuse pour moi.

La vieille m'observa quelques secondes, semblant me jauger. Elle s'approcha à une vitesse que je n'aurais pas imaginé son corps capable de prendre, et me fixa dans les yeux. Sa présence me fit me mettre en position défensive. Si j'avais été sous ma forme de louve, j'aurais baissé la tête, plaqué mes oreilles en arrière et grogné. La vieille marmonna alors :

"Pas comme les autres... moui...

Puis, se retournant vers le village, elle me dit :

"Suis-moi mon enfant : je vais te nourrir si tu as faim. Mais tu peux aller dans la forêt, si tu veux te mesurer à l'Amazone.

L'amazone [Tome 1] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant