Une audition n'est jamais un instant de plaisir. La précédente cuisinière avait reçu son dernier chèque des mains glaciales de madame Albright quelques semaines plus tôt. A toutes les postulantes qui devaient prendre la relève, les Albright s'étaient astreints à préciser que leur cher enfant souffrait d'un grave handicap et qu'en conséquence, il ne fallait pas le déranger. Un plateau repas serait acheminé jusqu'au seuil de sa chambre. Un coup de phalange à la porte pour le petit-déjeuner, deux coups de phalange à la porte pour le déjeuner, trois pour le dîner. Le plateau, ramassé ou pas, attendrait la cuisinière au seuil de la chambre. Les deux domestiques de la maison, dévolues au ménage, obéissaient à la même règle inflexible : ne jamais rentrer dans la chambre d'Edward. Jamais.
Edward s'occupait lui-même de sa chambre. Tenter de le seconder dans cette tâche aboutirait à un renvoi immédiat et sans discussion. A toutes les aspirantes cuisinières incapables de réfréner leurs questions, monsieur Albright répondait impudiquement, par manière de provocation peut-être, que son fils était un monstre. Son fils devait porter un masque. Le vieux jardinier de la famille lui-même, monsieur Fairtaker, ne lui connaissait plus d'autre aspect. Posté à la fenêtre de sa chambre, Edward avait vue sur l'immense parterre de fleurs. Monsieur Fairtaker le saluait de la main quand le rideau ne barrait pas la chambre. Le garçon lui rendait son salut, puis tirait le rideau sur ses secrets. Impossible de dire si les fleurs multicolores lui donnaient le sourire.
Monsieur Albright était un très bel homme d'à peu près cinquante ans, d'une élégance toute britannique. La beauté de son épouse aurait pu faire croire qu'ici aux Etats-Unis naissaient des princesses de sang. Les postulantes au rôle de cuisinière imaginaient mal le fruit pourri d'un tel mariage. Les plus romanesques d'entre elles voulaient rester dans cette maison pour en savoir plus, les plus religieuses d'entre elles souhaitaient s'en détourner. Priyanka Tagore n'appartenait à aucune des deux catégories. Elle plut à madame Albright.
L'Indienne avait vingt-deux ans et endossait le rôle de mère depuis bientôt deux ans. Sa fille était née sur le sol américain. Les Albright ne découvrirent pas grand-chose de ses motivations à quitter l'Inde natale un bébé dans le ventre ; Priyanka Tagore leur servit l'habituel plaidoyer sur la grandeur des Etats-Unis. Elle n'était pas la première vendeuse de cacahuètes venue. Sa noblesse de maintien restait identifiable au premier coup d'œil. Le père de sa fille travaillait de nuit dans l'épicerie d'un quartier cruel. Les Albright connaissaient vaguement le nom ce quartier, loin, très loin de chez eux. Priyanka Tagore obtint le poste de cuisinière. Deux femmes de ménage s'occupaient donc de laver, récurer, polir le territoire palatial. Le mobilier principal était moderne, fonctionnel. La géométrie de la disposition, la justesse des couleurs, l'ancienneté de quelques pièces d'art commandaient le respect.
Priyanka Tagore n'avait pas exprimé d'admiration pour la taille de la maison ou la beauté babylonienne du jardin. Il lui serait permis de se promener dans ce jardin et d'entretenir un lien cordial avec monsieur Fairtaker, une fois sa tâche dument accomplie. Sa tâche consistait à nourrir Edward midi et soir sans jamais devoir ouvrir la porte de sa chambre. Vertu du plateau. Les Albright comptaient beaucoup sur les qualités de cuisinière dont Priyanka Tagore, on peut le dire, s'était insolemment vantée. Les fruits du jardin seraient mis à sa disposition, le choix des courses lui reviendrait, et si sa cuisine triomphait du manque d'appétit de leur fils, il leur serait accordé, à elle et à sa fille, de se restaurer quelque fois au frais de ses employeurs.

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Défiguré
غموض / إثارةLa nouvelle employée de maison d'une influente famille américaine se retrouve confrontée au fils monstrueux qui ne doit en aucun cas sortir de sa chambre.