CHAPITRE XXI - CAS DE CONSCIENCE

12 3 1
                                    

Marina, Astroport de Vancouver, planète Terre, Cargo léger Moonshine Runner, 23 mai 2356.

« Comment cela, le bar était fermé ? » s'écria Jerem d'une voix alarmée.

Le capitaine du Moonshine Runner n'avait pas exactement apprécié la nouvelle et Josse ne pouvait le lui reprocher. Quand la petite n'était pas revenue à l'heure prévue, le vieux travler s'était rendu comme convenu au Blue Cosmos. Il avait senti son cœur manquer un battement en voyant non seulement les issues verrouillées, mais les hautes silhouettes en armure de combat en faction devant le bar. La faune habituelle de Marina s'appliquait à faire un large détour pour éviter le bâtiment et aucun des passants – même ceux qui semblaient à peu près réglo – n'était disposé à répondre à ses questions.

Le travler s'était discrètement rapproché, juste assez pour noter le blason qui frappait le centre de la cuirasse. Après plus d'un demi-siècle de trajets aux quatre coins de l'Intermonde, à transbahuter des marchandises pas toujours garanties d'origine, Josse Niemeyer ne se considérait pas comme spécialement impressionnable, mais cette vision avait suffi à faire couler une sueur froide entre ses omoplates.

C'est alors qu'il avait avisé deux hommes qu'il avait déjà eu l'occasion de voir traîner dans le coin, reconnaissables à leur morphologie particulière d'heavyworlders : des extraterriens nés et élevés sur une planète dont la forte gravité avait façonné le corps – et probablement aussi l'esprit. Josse était lui-même natif d'un de ces mondes de seconde zone qui n'étaient pas connus pour leur confort et leur douceur de vivre, la planète palustre Neap. Il se sentait donc porté à éprouver une sympathie naturelle pour une population qui trouvait rarement sa place au cœur des embrouilles terriennes. Comme il l'avait espéré, les deux hommes s'étaient montrés solidaires et lui avait fourni les bribes d'information nécessaires.

Josse se laissa tomber sur les coussins fanés et joignit les mains pour les empêcher de trembler :

« Il était pas fermé, il était bouclé... Par les blackies. Ils ont fait une descente au Blue Cosmos et embarqué tout le monde. »

Jerem baissa la tête et passa une main dans sa mèche blanche, en laissant échapper une flopée de jurons à mi-voix. Puis il releva les yeux et frappa brutalement le bouton de l'intercom :

« Becka, où es-tu ?

— Salle des machines, répondit-elle laconiquement.

— Ramène-toi tout de suite dans la salle de repos. »

Après un temps de silence, la voix de la mécanicienne s'éleva dans le grésillement de l'interphone :

« J'arrive. »

Le capitaine du Moonshine se tourna de nouveau vers Josse, qui releva ses yeux délavés et déclara en soupirant :

« Je sais c'que tu vas dire. J'aurais jamais dû laisser la p'tite se la jouer comme ça... Tu peux pas savoir comme je m'en veux. Mais c'était son terrain, Jerem. Pas le mien. Tu comprends ? »

Jerem croisa les bras, le visage sombre ; Josse en déduisit qu'il n'avait pas spécialement envie de comprendre. Ou peut-être qu'il ne le pouvait tout simplement pas. Le capitaine avait beau se livrer à ses petits trafics comme tout bon transporteur indépendant, son éducation dans les rues aseptisées des Globes de Mars ne l'avait pas préparé à la réalité des sociétés parallèles. Que ce soit sur une planète de troisième catégorie, à l'autre bout de l'Intermonde, ou dans les recoins sombres des dockcities, l'autorité gouvernementale faisait défaut et un système de valeurs fondamentalement différent s'était créé. Tout un ensemble de règles non écrites dont Jerem n'avait qu'une vague idée. Becka, par contre...

PARADIS XXIVOù les histoires vivent. Découvrez maintenant