38. Alter ego

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Les pizzas qui avaient été commandées furent englouties rapidement. Affalé sur le canapé, je fixais l'écran de télévision sans vraiment suivre la partie de foot qui se jouait. Mes pensées s'étaient égarées. Mon esprit s'amusait à me remontrer des extraits du diner passé, à répéter en boucle les répliques qui avait été prononcées, insistant sans cesse sur les mimiques et gestes de mes compagnons. Je les revoyais là, autour de la table.. Elle a ma droite et lui en face moi. Je revoyais s'échanger discrètement de petits sourires, se sourire mutuellement, tentant de dissimuler leur joie avec leur main ou, de temps à autre, leur serviette en papier. En me penchant pour ramasser le bouchon de la bouteille de soda que j'avais fait tomber par terre, je les avais même surpris en train de se caresser les mains; d'un geste tendre et sensuel. Rien que d'y penser,ça me donnait la gerbe. Je grimaçai en cachant le bas de mon visage avec une main.

Je tournai la tête, revenant lentement à la réalité. Elle était là, à côté de moi, à regarder droit devant elle, se forçant à garder les paupières ouvertes. Quant à mon acolyte, il était affalé contre le dossier du canapé, tout comme moi, à la seule différence qu'il paraissait être ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant,: plongé dans une sorte de coma artificiel. Si j'avais été dans mon état normal, je pense que cela m'aurait décoché un sourire aux lèvres mais, là, à cet instant précis, la seule chose que son corps inerte provoqua en moi, fut l'irrésistible envie de lui verser un jet d'eau glacé sur la tronche. Un éclair de tonnerre éclata, chassant un instant toutes ses pensées pleines de négativité. Ma voisine de canapé ouvris ses paupières d'un seul coup,puis scruta la pendule.

-Il faut vraiment que j'y aille, dit-elle en se frottant les yeux d'un geste timide.

Sa petite voix résonna dans la tête de mon pote, le sortant peu à peu de sa paralysie corporelle. Les yeux ouverts, il se redressa en baillant, étirant ses bras devant lui aussi loin qu'il le pouvait et terminant leur course par un craquement de doigts. Ensuite, il se pencha en avant et me fixa de ses petits yeux d'un air interrogateur. Nos regards se croisèrent. Et, sans même avoir besoin de prononcer quoi que ce soit, je devinai quelle était sa question: "Tu la ramènes ou je le fais?"

La flemme s'était emparée de moi et me poussa à tenter un coup de poker:

-Tu veux pas dormir ici? Demandai-je l'air de rien.

-Non, je dois me lever tôt demain... Répondit-elle calmement.

"Se lever tôt"? Mais pour quoi faire...? Je me rappelai soudain que contrairement à nous, la plupart des gens avaient un taff  et ne passaient la quasi totalité de leurs journées à glander. Je l'observai, essayant de deviner dans quelle profession elle pouvait bien travailler: secrétaire? caissière? infirmière? pu... "Non", m'interrompis-je avant de hausser les épaules, envoyant ainsi un petit "je-m'en-bats-les-couilles" dans l'espace infini de mon cortex.

-Bon... Je te ramène, finis-je par m dévouer voyant que mon voisin de canapé n'avait pas bougé d'un centimètre depuis qu'elle avait énoncé son souhait de rentrer.

Bien que la raccompagner me fasse légèrement chier, cela me permettrait de me retrouver enfin seul avec elle et, qui sait, d'obtenir quelques faveurs. Cette idée en tête, je me levai pour attraper un des bonnets de mon pote qui trainait sur le meuble télé. Notre meuf se leva pour mettre son gilet par-dessus ses épaules puis elle profita que j'ai le dos tourné pour caresser le visage du deuxième mâle de l'appartement de son index. Je feignis de n'avoir rien vu, imaginant la silhouette qui était affalée sur le canapé en train de miauler. "Quel con" me dis-je, en me rendant compte des drôles de pensées qui envahissaient mon esprit. 

-On est partis..., lançai-je, adossé contre le mur près de la porte d'entrée.

Ma pseudo copine s'avança vers moi. Je me frottais la lèvre en fixant la boule de poil rousse qui venait de se planter en face de moi. Lorsqu'elle croisa mon regard de ses yeux perçants, celle-ci se mit à hérisser les poils avant de courir se cacher sous la table basse, comprenant que cette fois-ci, elle ne gagnerait pas au jeu du regard. J'affichai un sourire en coin puis ouvris la porte. Nous descendîmes les escaliers lentement. Une fois en bas de l'immeuble, je la conduisis jusqu'à l'emplacement de ma voiture mais, en tapotant mes poche de pantalon, je me rendis compte que j'avais oublié de prendre les clefs en descendant.

-Eh merde... Dis-je en faisant trainer la fin de mes mots en longueur.

-On n'a qu'à y aller en bus ou à pieds... Me suggéra t-elle en glissant sa main dans la mienne.

Arrivés à l'arrêt de bus, mes yeux cherchèrent les horaires de passage du transport auquel mon coloc et moi étions habitués à prendre depuis plusieurs années, quand nos esprits n'étaient pas assez lucides pour envisager de prendre la voiture.

-Il passe dans quinze plombs, autant qu'on y aille à pieds, annonçai-je en affichant un air blasé.

Elle acquiesça de la tête puis nous nous mirent en route vers son appartement. La pluie tombait de plus en plus fort. Sa mélodie s'accordait devenait de plus en plus agressive, ponctuée par des grondements de tonnerre.

-Je pense que tu vas rester un peu chez moi si ça ne se calme pas, s'écria t-elle en se mettant à faire de grands pas pour arriver plus rapidement à destination.

Quelques minutes plus tard, l'immeuble de son appartement se dressait devant nous. Appuyé contre la porte vitrée, je tournai la tête pour observer mon reflet. Puis, lorsque mon regard croisa le Sien, je feignis de ne pas l'avoir vu, en retournant la tête lentement. Mes poings se serrèrent , sentant mes veines craquelaient à l'intérieur de mon corps et ma respiration s'accélérait. Il commençait à prendre mon corps en otage, à s'immiscer dans mon esprit. J'entendais ses pas résonnaient dans le couloir à chacun de mes mouvements puis, arrivés devant la porte de son appartement, je compris qu'il l'observait, se préparant à entrer en action. Elle inséra sa clé dans la serrure puis poussa la porte. Il la referma derrière lui puis attendit qu'elle ne disparaisse dans le couloir qui menait à sa chambre  avant d'ouvrir la ceinture de son pantalon et de la faire coulisser jusqu'à ce qu'elle pende dans sa main.

-Tu viens, Gringe...? Demanda t-elle.

Là, sous mes yeux apeurés , il fit une boucle avec ma ceinture et se dirigea d'un pas rapide vers la pièce qui venait de s'éclairer. Je prononçai son prénom pour refréner ses pulsions mais il ne fit... que m'ignorer:

"G-R-I-N-G-O", murmurai-je.


A.C   [ORELSAN / GRINGE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant