Un chiffon à la main, Héléna astiquait contentieusement le bar, abrogeant les traces qui mordaient le bois glacé. Dans un coin reculé du restaurant, elle remarqua un groupe composé de cinq gardes, en permission pour la soirée, prendre place autour d'une table ronde. Le vendredi soir était leur jour de rassemblement. Ils venaient ici, profitant des services proposés par la taverne. Elle grinça brusquement des dents, luttant contre l'envie irrépressible de tous les empoisonner. Mais sans eux, l'accès à toutes les informations que laissaient filer leurs bouches enivrées lui échapperaient. Prenant son courage à deux mains, elle inspira un grand coup et se dirigea, calepin et stylo en main, vers la table tant redoutée. Sans grande surprise, elle avait noté que même si ces gars en manque flagrant d'originalité jetaient un œil à la carte, ils finissaient toujours par en revenir aux sources. Ils remplaçaient parfois les frites qui accompagnaient le hamburger par des pommes de terres dans leur plus naturel appareil, et variaient la couleur des bières proposées.
Héléna, simple employée et charmante serveuse, prenait un malin plaisir à les saouler et à jouer de ses charmes – pas expressément dans cet ordre. Cela-dit la présence de ces hommes la rechignait. Elle repéra au loin, une tignasse blonde s'avancer vers le comptoir, s'éloignant de ses collègues qui s'esclaffaient orageusement au sein de l'établissement. Comme elle le soupçonnait, James prit place sur un tabouret avoisinant sa position, la gratifiant d'un large sourire qui dévoilait une dentition parfaite. Le petit soldat venait souvent ici, seul ou accompagné de son unité, tentant vainement de l'inviter à sortir entre deux plaisanteries. Il était d'ailleurs devenu de plus en plus entreprenant depuis sa rupture avec Marc. Le fait que celui-ci criait sur tous les toits la soudaine infidélité de la jeune femme n'avait pas semblé freiner ses ardeurs, il en venait même à se demander pourquoi elle avait choisi son collègue de section en premier lieu et pas lui. Marc et James s'affrontaient sur bien des terrains. Ils se ressemblaient tellement physiquement qu'on pourrait presque dire qu'ils étaient issus d'une même fratrie. Pourtant, ils n'avaient rien en commun. Hormis un parcours quasiment similaire qui les avait mené à désirer la même femme et à convoiter le même poste.
Héléna avait suivi l'évolution de ces deux soldats aux crins d'or, voyant les galons scratchés sur leurs uniformes se transformer au fil des saisons. Enfants de parents Officiers, leurs destins étaient tracés et la voie empruntée fut inévitable. L'orpheline se surprit à papillonner des cils, étirant incessamment ses lèvres rehaussées d'une fine teinte rosâtre. Elle se pencha sur le comptoir, restreignant la distance qui les séparait. Puis, elle glissa un verre de whisky sous son nez, son subtil interrogatoire pouvait débuter.
Elle allait enfin avoir des réponses à ses questions !
*
Une fois son service terminée, Héléna s'empressa de quitter le restaurant. Elle revêtit sa capuche opaque, se camouflant dans la pénombre des bâtiments. James n'avait pas été très bavard ce soir. Cependant, celui-ci avait confirmé les doutes de la jeune fille parmi les cachectiques divulgations que sa bouche envoûtée lui dévoilait après quelques gorgées d'un nectar ensorceleur. Et c'était quand son petit soldat avait essayé de l'embrasser qu'elle avait décidé de prendre la poudre d'escampette, le laissant avec un verre vide pour seul et unique compagnie. Ce que le Corbeau avait vu l'autre nuit dans un entrepôt à l'orée de la ville était loin de n'être qu'un hasard. Rappelé d'outre-tombe par une force occulte, le mythe des faucheurs s'insinuait au sein de la ville comme une ombre au crépuscule des ténèbres. Les esprits du mal réduisaient en charpie une population pointée du doigt par un souverain malintentionné, ravageant les quartiers marqués d'une croix sanglante par la main d'un seigneur malfaisant. Elle se faufila dans la ruelle sombre qui longeait le bâtiment hospitalier. Elle avait promis à Hinda de ne plus faire de vagues, mais Jemma se retrouvait prisonnière d'une mer agitée aux abîmes bien sombres. En proie aux démonstrations caractérielles d'un violent orage, Héléna sans bouée, ni ciré n'hésita pas un instant à braver la tempête, abandonnant le navire de la bienséance et plongeant dans les chardons d'une eau affreusement dangereuse. Elle brisa une fenêtre à l'aide de son coude, et se crapahuta à l'intérieur du sous-sol en copiant l'agilité d'un chat sauvage. Lampe torche en main, elle s'enfonça dans les couloirs faiblement éclairés, se fondant parfaitement dans la noirceur des murs.
Un jour, une bagarre avait éclaté dans le restaurant. Hinda s'était retrouvée avec un éclat de verre monstrueusement épais enfoncé à l'arrière de la cuisse. Héléna plissa brusquement le nez lorsque l'odeur du sang qui dégoulinait abondamment du gigot de la gérante lui revint en mémoire. Elle déambulait dans les allées cartonnées à la recherche d'un quelconque traitement. Madame de Monratsy ne se donnerait pas la peine de prévenir le médecin, seul dépositaire des médicaments rationnés. Héléna devrait donc prendre les choses en mains. C'était encore et toujours la même rengaine ! Ce cercle vicieux dans lequel les orphelins étaient imbriqués contre leur gré, attendant patiemment que la maladie s'améliore, ou dans le pire des cas, qu'elle finisse par les faire y succomber. Mais cette fois, il était hors de question de cracher sur les ressources nécessaires que le Corbeau était en mesure de fournir à son amie. Elle fourra dans ses poches les médicaments, puis elle éclipsa discrètement le cœur rongé d'une légère culpabilité. Une fois dans la ruelle, le Corbeau pressa le pas.
— Et vous là, arrêtez-vous ! brailla une voix dans son dos.
Héléna jura. Elle pivota lentement à l'aide de son pied d'appui, se retrouvant nez à nez avec un cerbère à deux têtes. Un long frisson lui chatouilla la nuque alors que le molosse d'une taille colossale aboyait sauvagement. Ses mâchoires parsemées de crocs claquèrent bruyamment dans les airs, sa gueule menaçante se dévoilait à mesure qu'il traversait le halo lumineux d'un lampadaire, ses deux billes globuleuses la fixaient avec animosité. Ce gardien des enfers ne désirait qu'une seule chose : emporter son âme dans les limbes intemporelles - et accessoirement lui sauter à la gorge.
Le patrouilleur lâcha son fauve lorsque le Corbeau fît rapidement volte-face, s'enfuyant à toutes jambes. Le chien enragé se lança à sa poursuite sans demander son reste, galopant comme un dératé à travers les rues. Le cœur d'Héléna battait la chamade, rompant le rythme de plénitude qui autrefois se jouait à huis clos dans sa poitrine. La fuyarde ne pourrait pas échapper éternellement à la bête qui la talonnait. Elle devait se montrer bien plus maligne que ce sale clébard ! Elle enjamba une barrière, s'enfonçant dans un parc boueux où baignait une obscurité morbide. Quand tout à coup, son pied se coinça dans une racine délogée du sol marécageux. Le crâne de la jeune fille heurta de plein fouet le rebord du trottoir mais celle-ci se releva d'une traite, encouragée par l'adrénaline qui nourrissait son cerveau à petites bouchées. Faisant abstraction de la douleur envahissante, elle tituba jusqu'à atteindre une ruelle humide. Elle longea les murs visqueux en s'aidant de ses mains écorchées. Le contrôle qu'elle exerçait sur ses membres s'amenuisait progressivement.
Camouflée par une odeur nauséabonde, elle hissa son corps dans un local d'ordure puis, s'évanouit.
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L'Héritière
AdventureAedan Monroe, chasseur de prime renommé et tueur à gages à ses heures perdues, obtient un nouveau contrat avec le Gouverneur. Il doit débarrasser la Capitale d'un mystérieux fauteur de troubles : Le Corbeau. Au cours de sa mission, il fera la renco...