Ulrich mange en silence. Après son repas, Adalbert viendra le rejoindre. Le vieil ami ne se doute pas qu'il aura droit à plus qu'un bavardage. Ulrich quitte peu sa cellule ces temps-ci, et Adalbert ne croit pas trop à la gravité de son état. Une maladie passagère, telle que certaines saisons imposent, emporte souvent des vieillards. Mais le fait qu'Ulrich ait encore grimpé il y a moins d'une semaine à la chapelle castrale pour la célébration, semble donner tort à ceux qui ne s'inquiètent pas pour sa santé.
Le vieux père est un homme dont la vie est devenue entièrement ritualisée. Chaque seconde est utilisée, et réglée sur mesure, pour être en accord avec les règles prescrites par l'Eglise. Il n'a jamais été surpris à faillir, sa réputation est exemplaire. Comme beaucoup d'hommes ici, il lui arrive simplement qu'un courant d'air trop frais l'oblige à ralentir son rythme.
Telle est l'opinion commune au couvent, où le vieil Ulrich était apprécié. Peut-être parce qu'il maîtrisait ce grand art : celui de manger en silence. Même seul, il n'émet pas le moindre bruit quand il se restaure.
Inaudible, sa gamelle sur sa table ou dans ses mains. Imperceptible, la cuillère qui va dans le potage, racle le fond. Silencieuse, sa bouche qui boit, qui mâche le pain d'hier, attendri par le liquide presque chaud qui leur est servi.
Lors des repas pris en communauté dans le réfectoire, un voisin de table qui ne fait pas de bruit en mangeant vaut son pesant d'or. Les convives qui, pour profiter pleinement de leur pitance, ne songent qu'au plaisir de faire durer le repas, s'écoutent manger, ont par délice des manières proches de celles des pourceaux.
Au bout de quelques années au couvent, ces habitudes peuvent alimenter des tensions. Ces petits riens de la vie conventuelle ne sont pas à négliger. Pour le père Ulrich, c'est encore le cas. Ce genre d'attentions, propre aux hommes qui placent généreusement le cœur des autres avant le leur, ne peut que générer de la sympathie.
Les vieux pères comme lui aident à tenir les murs qui protègent le genre humain des mauvais coups du sort. Ils sont bien moins austères que leur ration quotidienne. A la rudesse de la vie, ils répondent par la douceur.
Quand Ulrich a fini son potage, il fait rapidement ses besoins, pour ne pas incommoder le tranquille Adalbert lors de sa visite.
« Père Ulrich, je ne vous savais pas si... diminué. »
Adalbert a presque les larmes aux yeux. Il lui est difficile d'admettre que leur amitié si forte, soit également si vieille.
« Et tel que je vous connais, je crains de deviner, pourquoi vous m'avez fait demander, moi. »
Ulrich essaye de ne pas sourire, comme le ferait un démon dont la ruse a réussi ; néanmoins, son regard pétille et ne laisse que peu de doutes à son interlocuteur.
« Je ne suis pas là que pour converser, donc. Précisez-moi tout de même vos intentions, père. »
Une autre manière de dire : « trêve de bavardage, venons-en aux faits, et à tes dernières volontés... »
Ulrich n'a pas de possession ni fortune, il n'a que peu d'exigences avant de rejoindre leur Seigneur à tous deux, si ce n'est... d'être entendu. Toutefois, Adalbert sent qu'il y a anguille sous roche.
« J'ai un dernier présent à te faire, mon vieil ami. Tu ne refuseras pas d'entendre la confession d'un mourant, n'est-ce pas ? »
Adalbert se tort les doigts nerveusement. Il est ami avec Ulrich depuis plusieurs décennies. Mais un ami vous forcerait-il la main ? Vous obligerait-il à prendre une responsabilité que seul un supérieur est en droit d'attendre de vous ?
Observant le regard de ce père, Adalbert comprend qu'Ulrich juge sa demande adaptée, et qu'il n'y a qu'à lui qu'il parlera. L'ami opine du chef.
« Très bien, j'accepte de t'entendre, Ulrich. Quand désires-tu que je... »
Le vieux père tousse, manière élégante de faire taire Adalbert.
« Je me confie à toi, pour que le Seigneur m'entende. Sache que tu fais cela à titre officieux, que tu ne feras part de mes révélations à personne. Quant au moment que je choisi pour que tu écoutes, et m'absolves ensuite si ton cœur fraternel y trouve goût, ce moment ce sera maintenant. »
Adalbert avale sa salive. Il se prépare à entendre Ulrich, qui sourit à l'idée des pesants secrets dont il va se purger.
