J'étais désappointé d'avoir appelé un empereur défunt à la rescousse. Mes études m'avaient appris que cet Othon avait régné il y avait plusieurs siècles ! Pourquoi l'appelais-je, et comment ce nom aurait-il pu me porter secours ?
Le futur prêtre que j'étais ne se contentait pas d'absorber quantités d'enseignements, d'avaler tout ce qu'on lui donnait. Ma charge allait exiger aussi que je puisse me détacher de ce qui faisait de moi un homme ordinaire, pour devenir exceptionnel ; mon état demandait que je sache évacuer les mauvaises choses qui pourrissaient en moi, pour que je puisse en produire de bonnes.
Le néophyte que j'étais devait confesser les tracasseries qui l'entravaient. Tous les jours, presque à heure fixe je devais remplir les oreilles de mon confesseur de mes doutes et de mes manques. Et parfois je devais également me livrer à mes maîtres. Malgré le secret inviolable de la charge qui incombait à mes supérieurs, qui rendait la confession sainte, gare à moi si j'omettais de citer un péché à l'un et pas à un autre.
J'étais protégé par le Seigneur dans mes erreurs, à condition que je les avoue. C'était une armure lourde à porter, mais en vue de ma fonction, je devais m'habituer à soulever ce joug.
Mon regret, dans ce temps d'éducation, était le peu de connaissances de ceux qui me précédaient. Cette pauvreté était à l'époque pour moi la pire de toutes. Comment vivre sans savoir ? Comment parler sans pouvoir répondre ? Comment oser faire ce que l'on n'avait jamais vu ?
J'apprenais l'existence de bibliothèques qui portaient la science de l'humanité, qui avaient les solutions à des problèmes si complexes qu'ils m'échappaient, qu'une vie entière ne suffiraient pas à assimiler. Les volumes auraient été ma joie, même si je ne doutais pas de la primauté du Saint Livre sur tous les autres.
Car la bible parlait de prophètes dont les songes avaient pour but de les avertir de faits à venir, et qu'ils s'en prémunissent. Je souhaitais de tout mon cœur ne pas être prophète, car mes visions désastreuses de massacres répétés ne présageaient rien de bons. Ne serait-ce qu'à cause de mon impuissance à affronter ces peuplades inconnues et innombrables.
J'aurais aimé énoncer ces idées de prophéties dans le secret des confessionnaux, mais je me taisais.
Le sujet était clos pour mes confesseurs, depuis longtemps. Si tourments ou visions me poursuivaient, j'en étais le seul responsable. A moins que ce ne soit le démon responsable de ma fragilité infantile qui me poursuivait par l'esprit, ne pouvant plus rien pour atteindre ma chair.
Voyant ma mine perturbée certains matins, un de mes professeurs ne cacha pas son empathie à mon égard. Il savait, comme tous les autres, sur quelle voie je m'engageais en la prêtrise. Et, peut-être plus qu'un autre, il me montrait sa compassion face aux difficultés qui en ressortaient.
« Ulrich, n'aie pas peur. Celui qui ne peut être atteint de jour ne peut que baisser sa garde la nuit. »
Ce professeur m'enseignait l'histoire des civilisations, dont la mémoire des hommes avait perdu le souvenir. C'était lui qui me renseignait également sur la richesse du savoir, à condition de n'en jamais détacher la crainte du Seigneur.
Cet homme était à lui seul une multitude de volumes de sagesses anciennes, bien plus renseignées que tous les ouvrages non canoniques que je pouvais trouver au couvent.
Il me disait souvent qu'il était dommage que je me fixe au fief de nos seigneurs les Ribeaupierre, avant d'avoir pris le temps de voyager.
« Tu aurais aimé lire, Ulrich. Tes questions souvent trahissent ce que tu es censé être. »
Et ce professeur me regardait avec bienveillance. Un jour, n'y tenant plus, je lui demandais de me réciter et tout son soûl s'il le désirait, les hauts faits du fondateur du saint empire germanique.
C'était véritablement d'Othon le Grand dont il était question. Je demandais souvent si cet empereur était un saint, ce qui le faisait rire. C'était un puissant seigneur, admirateur de Charlemagne. Un chef de guerre, qui en se défendant de ses ennemis, avait réuni ses vassaux et créé un empire.
Cet Othon pouvait peut-être m'aider à vaincre mes terreurs nocturnes. Je plaçais mon espoir en ce personnage historique, car il était le seul lien qui pouvait m'encourager à une victoire. J'avais besoin d'un tel guerrier pour réussir à repousser les assauts de mes ennemis, même quelques centaines d'années plus tard. Je voulais tout savoir.
« Othon Ier a été un très grand défenseur de la chrétienté. Il est bon pour toi de connaître son histoire. »
Mon professeur me guidait vers la connaissance comme il me guidait vers moi-même.
Othon n'avait pas tant été un bon chrétien, qu'un excellent stratège : ses armes avaient été maculées de sang d'hommes, des infidèles pour la plupart ; les autres avaient été ses ennemis, et le souverain s'était autorisé seul à se faire l'arbitre de sa vengeance.
Othon avait en effet une rancœur tenace envers les seigneurs des contrées qui avaient complotés contre lui, qui appartenaient parfois même à sa parenté. La haine qu'il avait envers les traîtres et les perfides à son égard, le chargeait d'une hargne sanguinaire. Il massacrait les armées de ses ennemis, en décimant jusqu'au dernier fuyard pour apaiser sa colère, pour ne pas tuer encore les membres de sa propre famille.
Pour tenir son futur empire, il avait fait revenir le Seigneur dans les cantons des pays qu'il contrôlait, rendant à Dieu ce qui lui appartenait. Le découpage épiscopal des territoires, le pouvoir donné aux évêchés, le regain d'intérêt pour notre Eglise et l'autorité papale sur nos terres, nous la devions notamment à Othon.
Nos évêques jusqu'au jour d'aujourd'hui avaient vu leur possibilité d'agir et leur capacité de gestion s'accroître, se renforcer, se conforter, grâce à cet empereur.
Ce qui devait servir notre foi, lui avait aussi servi, je ne m'en cachais pas. Que ce soit par reconnaissance envers leur bienfaiteur terrestre, ou par souci de protection de population, cette fédéralisation des territoires apportait leur soutien militaire à Othon, et se défendait ensemble comme se défend un troupeau nombreux, mais avec la science d'une organisation redoutablement efficace.
L'empereur avait conquis ce qu'il n'annexait pas. Les alliances qui voulaient son préjudice implosaient. Il retournait contre eux-mêmes les ennemis qui se divisaient. Ses adversaires revenaient sur leurs pas pour combattre sur d'autres fronts ses soutiens, qu'il était allé chercher plus loin que la discorde.
Ainsi Othon morcelait les terres, devenues ses sujettes et non retenue par les obstacles naturels. Il bâtissait de l'intérieur la cohérence de son règne. Il était l'auteur de ce que nous appelons le Saint Empire germanique, plus proche de la Rome antique qu'un certain carolingien.