Le Grand-Ribeaupierre - II

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Elle fit une allusion à la brève conversation que nous avions laissée inachevée dix ans plus tôt.

« Vous rappelez-vous, petit père, quand je vous avais dit que vous faisiez battre plus d'un cœur dans le château ? »

J'y pensais évidemment, avec bien moins de nervosité qu'alors. J'étais passé à côté de quelque chose durant toutes ces années, et la prise de conscience ne semblait que commencer.

Mon cœur ne battait que pour Dieu, mais j'étais sensible à toutes ses créatures, pour qui il avait tant d'amour.

« Où est Gretchen, aujourd'hui, Anne ? »

La servante fit la moue. Elle avait encore bien des corvées, mais ne partirait pas sans que je le lui autorise.

« Dites-vous qu'elle est dans votre cœur, plus que vous ne le serez jamais dans le sien. »

Je mis ma main sur le front d'Anne, la bénis, puis l'envoya s'en retourner à ses occupations. Je me demandais si elle était satisfaite de notre entretien, mais je ne le saurais qu'en lui posant directement la question.

J'y avais gagné des victuailles, mais elle n'avait certainement pas acquis le repos de son âme, encore moins achevée sa mission.

Donc elle reviendrait, j'espérais que me parler ne soit pas une tâche trop ennuyeuse pour elle, bien que cela ne concerne qu'elle. Je supposais qu'elle se reprocherait d'ici notre prochaine rencontre de ne pas m'avoir offert ses révélations. Mais il n'en incombait qu'à elle d'agir avec loyauté.

Je fis un festin avec les victuailles qu'elle avait rapporté de la seigneurie, un repas digne d'un Ribeaupierre.

Bien que mon estomac soit rassasié, Anne m'avait laissé sur ma faim.

Mais la servante m'avait donné un indice précieux sur le message, grâce ou à cause d'une ruse de ma part. La personne répondant au nom de Gretchen, diminutif affectueux de sa maîtresse, était liée au sort de cette femme... et visiblement à ce qu'elle avait à me dire.

J'étais en quête de deux mystères, que je poursuivais avec assiduité, si l'on excepte le grand mystère de notre relation avec le Seigneur.

Il y avait mes interrogations sur ma naissance et mes origines, ces talents qui avait fait de moi le prêtre, et la victime de visions, et autres cauchemars nocturnes.

Et puis il y avait Anne, qui me tirait dans une autre direction, toute aussi inconnue. Elle avait meublé bien des pensées durant mon adolescence ; je pensais les avoir quittées et leur avoir fermé la porte.

J'ai tantôt parlé de l'homme de cœur, qui devait choisir parfois l'homme de chair, et l'homme d'esprit. Je me suis souvent posé en observateur de ma dualité, laissant au dieu créateur le soin d'être le soutien de toutes ces composantes.

Eh bien, je dirai que l'homme d'esprit était celui qui accaparait toutes mes réflexions. L'homme d'esprit brûlait le bois brut de mes rêves, pour en tirer lumière et chaleur, compréhension et sens.

Aujourd'hui que c'était moi le prêtre, celui qui entendait les confessions, qui répondait par l'amour de notre christ, je devais mener le cheval de ma raison qui s'affolait parfois, faute de ce qu'il ne savait pas.

L'homme d'esprit avait besoin de la vapeur qui faisait rougir le soleil au petit matin. Il avait besoin de cette douceur, du luxe de vivre à la fois dans la tendresse d'une lumière visible, et lumière véritable.

Il avait besoin de savoir d'où il venait, s'il n'était pas fou de reproduire, année après année, à chaque saison, les mêmes gestes.

Et l'homme de chair, si cher à l'homme de cœur, était peut-être sa solution et son problème. Car avec son activité coutumière, journalière, il avait besoin d'être ce qu'il demeurait : un automate aux rouages et mécanismes divins.

L'homme de chair peut avilir l'esprit, l'empêcher de prendre son envol s'il n'est pas satisfait. Un panier de repas le satisfait, l'apaise durant un temps.

Mais tôt ou tard Anne reviendra, comme la nuit et les mystères. Alors, comme le soleil qui réchauffera le Grand-Ribeaupierre, le cœur se nourrira de lumière.

Ulrich Où les histoires vivent. Découvrez maintenant