Cauchemars - I

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Je faisais souvent les mêmes rêves, au cours de mon enfance. Les mêmes cauchemars.

Depuis mon plus jeune âge, j'étais éduqué par les frères de ce même couvent où j'ai toujours vécu. Nous vivions en observant une règle stricte. Je ne savais pas que l'on pouvait vivre autrement, mais je ne regretterais jamais les années que j'y passerais.

Evidemment, les enfants qui grandissaient ici aspiraient à bien plus que la vie monacale. Il y en avait bien un ou deux que le désert appelait, mais ils étaient rares. Etant un enfant ordinaire, mes souhaits étaient ordinaires eux-aussi. Je désirais être au moins prêtre, pour célébrer le Seigneur avec toute la force et l'impétuosité dont je me sentais capable.

Mes enseignants me traitaient, étonnamment, comme une fleur fragile, davantage que les autres. J'ignorais pourquoi ; le résultat était que j'éprouvais un sentiment d'infériorité.

Je me sentais moins capable que les autres. Je n'étais pas la même personne dans ma vie et dans mes rêves. Dans le sommeil, je n'étais pas cette créature chétive qui pouvait s'évanouir dans un souffle : j'étais un moine guerrier, un soldat saint, un croisé...

Ces images venaient des histoires de chevalerie, telles qu'en vivaient nos seigneurs. Ces hommes riches qui offraient leurs possessions pour se battre, pour défendre la Jérusalem, ils enthousiasmaient même les enfants qui resteraient à jamais dans leur pays.

Ce devait être une sacrée chose, de défendre le paradis sur terre, d'obtenir par le fer de son épée sa place dans le royaume céleste. Les infidèles avaient de nombreux visages, et nous devions les supprimer, jusqu'à la racine des pensées que nous avions pour eux.

C'était tentant, de combattre chaque ennemi rencontré à l'aide de forces physiques et terrestres. Je n'arrivais pas à soulever ne serait-ce que les hallebardes de nos alliés, mais ce devait être un grand défi, de s'attaquer à ceux qui nous volaient le tombeau de notre Seigneur.

La terre sainte méritait que le sang coule sur elle. Le sacrifice était l'essence même de notre foi, nous étions les flammes de notre dieu, destinées à purifier le sol qu'il nous avait offert.

En entrant dans la démarche spirituelle de me vouer au Seigneur, je compris que de toute ma vie je serais un prêtre ordinaire, qui respecterait tous les sacrements de notre Eglise.


En m'orientant dans cette voie sans retour, je ne faisais pas qu'accepter mon destin : je devais aussi fermer la porte à tous les autres.

J'étais bien entouré, par d'autres novices, par des hommes qui avaient fait bien avant moi le même genre de choix. A part les créatures sans cervelles, celles qu'aucune raison ne semble guider, tous voulaient me conforter dans ma vocation.

Ce n'était pas une affaire de courage, car il n'y avait personne pour me dissuader de devenir prêtre. Ceux qui me connaissaient trouvaient mon choix cohérent avec ce que j'avais vécu jusqu'ici. Je n'avais pas d'ennemi qui souhaitait ma perte, ou me ferait chuter. La nuit obscure de la foi vacillante ne me montrait pas encore quel sombre destrier je devais vaincre.

Je me couchai sans appréhension, la veille de la prononciation de mes vœux. Et je trouvai l'objet de mes craintes les plus malignes dans mon sommeil.

Au réveil, je n'étais pas sûr que mes ennemis ne viendraient pas en nombre la nuit prochaine. Mais j'avais vu le plus féroce, le plus indomptable de mes opposants. Sans savoir comment le détruire, je pleurais sur son identité.

Le plus grand ennemi de mon sacrifice à Jésus le Christ, c'était moi !

C'était contre moi-même que je devais lutter, comme Jacob avait lutté contre son propre dieu. Mon ennemi était partout, ne s'avouerait jamais vaincu, me harcèlerait jusqu'à obtenir la preuve de mon échec, la perte de mon âme.

Je savais que mes rêves de chevalerie resteraient des rêves, mais je n'avais visiblement pas mis un terme à l'espérance pleine d'orgueil de devenir particulier. Je devais plaire au Seigneur, et rien qu'à lui. Mon adversaire, cet ego, attendait une gloire vaine et éphémère. Je connaissais l'étincelle que l'on avait dans les yeux lorsque l'on admire une création d'homme. Et j'oubliais parfois que cette étincelle ne valait pas le feu ardent du cœur de notre Dieu.

J'étais un éclat de vie, un copeau de l'œuvre de Dieu. Pour devenir une pièce parfaite, je devais m'unir à son ouvrage, accepter d'être son instrument...

Sacrifier mes rêves, pour que ma vie se fasse à l'imitation des saints, allait appauvrir pendant des années le repos de mes nuits, déjà écourté par les règles de vie instituées par mes prédécesseurs.


Ulrich Où les histoires vivent. Découvrez maintenant