Notre seigneur Guillaume II avait la quarantaine à la mort de son père. Il était promis lui aussi à un glorieux avenir. Sa droiture et son refus des compromis faisaient de lui un homme à la parole sèche et à la lame acérée.
Sa sévérité avec ses hommes et ses vassaux le faisait craindre par tous. Ce sentiment était renforcé par ses compétences sur les champs de bataille. Il avait à n'en pas douter la faveur divine. Elle serait bientôt suivie de celle des personnages les plus puissants des cours d'Europe, à l'image de son aïeul.
Je confiais à mon professeur ce que m'avait enseigné l'intelligence du cœur, et le comportement de nos seigneurs endeuillés. Il me trouva bien hardi de me juger déjà prêt pour la prêtrise.
Je ne cherchais pas à le convaincre, cet homme-là. Je lui parlais comme à un égal, de ma fierté d'avoir vaincu mes démons. Il en débusqua un sans aucune difficulté.
« Tu es prêt à renoncer à ton ego, pour servir Jésus-Christ notre Dieu, n'est-ce pas ? »
J'opinais du chef, sûr de moi.
« Tu es prêt à te rendre dans le désert, comme lui ? Tu es prêt à lui offrir ton temps, tes années, ton corps ? »
Je continuais d'acquiescer, sans savoir où il voulait en venir.
« Tu es prêt à lui donner le meilleur de toi-même, n'est-ce pas ? Tu as renoncé à une vie de gloire et de richesse, n'est-ce pas ? As-tu renoncé à tes rêves, pour lui ? A tous les rêves qui sont nés ici, à Ribeauvillé ? »
Mon professeur n'avait pas à l'idée de me piéger. J'affirmais positivement que j'étais d'accord avec lui, qu'il avait raison.
« Comment le Christ a-t-il trouvé place à côté de son Père ? En obéissant, Ulrich. En se soumettant à sa Volonté, et non pas la sienne. Il a bu au calice qu'il ne voulait pas boire. Es-tu prêt à obéir comme lui, à consentir au sacrifice que nous, tes supérieurs, allons te demander ? »
Je déglutis, comprenant quel orgueil avait été le mien de me prendre pour mon propre maître. Mon professeur était si bon de me corriger avec tant de douceur !
« Je crois, Ulrich, que tu as des capacités en toi, que tu n'es pas à même de juger. Et je refuse que ton ignorance de la vie te porte à gâcher ce qui est en toi. »
Je n'étais soudainement plus aussi confiant en moi, mon cœur demeura silencieux car mon professeur m'envoya aux corvées dès la fin de sa phrase. J'essayais de ne pas me formaliser, mais j'étais bien aveuglé une nouvelle fois par mon orgueil.
Au cours de la nuit suivante, la réflexion me poussa à la déception. Mon professeur avait détecté en moi quelque chose qu'il voulait exploiter, d'une manière qui me désarçonnerait. J'avais montré une volonté, et il s'apprêtait à la détruire. Il travaillait à mon humilité malgré moi.
Je compris qu'il s'opposerait fermement à ce que je devienne prêtre, qu'il ne devait encore rien en dire ; et qu'il le faisait avec bienveillance, pour ne pas blesser l'adulte en devenir que j'étais encore.
La déception fut de courte durée, lorsqu'elle devint certitude. Car, même si je n'allais pas être ce que je voulais, je contribuais toujours au plan que le Seigneur avait pour moi, avec l'aide de ses instruments qui étaient me maîtres.
Je servirais le Seigneur avec bonheur, là où il me dirait d'aller. J'ai juré à mon âme d'obéir à la précieuse volonté de mon Dieu. Un changement de chemin était bon pour moi... Mais... le désert ?
Je fus mis quelques jours plus tard, face à mes supérieurs. Ils avaient pris en compte tous les avis me concernant, et nous priions ensemble que l'Esprit les guide avec toute l'intelligence souhaitée.
Il ne fut à aucun moment question de mes rêves étranges. Ils étaient pourtant conséquents et troublants au niveau de leur précision historique. Je n'avais pas tout dit sur eux, même à mon professeur.
Ils décidèrent, à ma grande insatisfaction, que je ne ferai pas un bon prêtre, mais un bon copiste. J'allais être envoyé, effectivement, dans un désert, c'est-à-dire un monastère cloîtré, pour étudier les volumes et les parchemins, les signes des temps passés.
J'allais disparaître pour réfléchir sur le monde, hors du monde. J'allais devenir un enseignant comme l'était mon professeur. C'était là où j'étais le meilleur, où je devais aller, où ils jugeaient ma présence la plus opportune.
Je n'avais même pas une quinzaine d'année, mais je n'estimais pas ma vie finie : on m'encourageait à affûter mon seul talent, qui était la réflexion. Je dis « amen » à mes supérieurs, puis me retira pour verser quelques larmes dont je ne devinais pas l'origine.
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