Aux premières messes que je célébrai à mon retour, je reconnus aisément beaucoup de visages. Je tus le mystère que je portais en moi. Le sacrement de réconciliation, les confessions que j'entendis, je les recueillis, grâce au Seigneur, de la manière la plus inspirée qui soit.
S'il m'était donné de me vanter, j'affirmerais encore que je ne plaçai plus mon intérêt personnel dans aucune affaire. Certes, ne pas savoir appuyait un fond de tristesse en moi, qui remontait de temps à autres. Mais je pensais sottement que personne ne voyait ces nuages passer dans mon regard.
La communauté voyait en moi l'officiant, elle m'avait été confiée pour cela et pour le respect que je savais lui devoir. Je ne pensais pas que l'un ou l'une parmi elle verrait l'homme derrière l'habit. Un homme qui, comme tous les autres, avait besoin d'être secouru.
Quelqu'un vint un jour m'apporter un panier garni de belles et bonnes nourritures. Au premier regard, je vis la qualité des ces aliments, et me permis de les accueillir, puisqu'ils n'étaient pas destinés aux pauvres ni à mes pairs ; la douce saveur du contenu que l'on me portait était exacerbée par bien plus que l'osier qui avait servi à me la faire parvenir ; il y avait cette main blanche d'une créature, belle comme la terre, qui me l'apportait.
« Père Ulrich ! Voilà pour vous ! »
Je ne pouvais montrer à la charmante personne que l'expression de l'étonnement. Le remerciement n'était pas encore de mise, à cause de cette surprise, agréable presque au point d'en être gênante.
« Vous n'êtes pas plus bavard qu'il y a dix ans, petit père... Mais, pardonnez-moi, je suis bien effrontée face à un envoyé du Seigneur. »
J'avalais ma salive, sans savoir si l'espèce de honte que je ressentais se voyait ou non sur mon front.
« Conservez votre espièglerie, petite Anne. Le sobriquet de petit père, n'est pas si irrespectueux. Et puis, à vous voir chargée ainsi, vous me paraissez vous aussi envoyé par un seigneur. »
Ce fut elle qui baissa les yeux. Je contemplais cette petite femme toujours gracile, aux formes plus féminines que dans mon souvenir, mais tout autant troublantes pour les mâles, pensais-je.
« Dites-moi Anne, quelle est la raison de ce présent ? »
Elle me tendit le panier que je prie, me confondant en remerciements. Je compris que ce n'était pas le panier qui était la raison de sa venue : sa venue était la raison du panier, il n'en était que l'excuse.
« J'ai beaucoup de choses à vous révéler, père Ulrich. Et je ne sais pas par où commencer, ni même comment vous les exprimer. »
Anne aurait été une femme selon mon cœur, s'il avait été de chair, et non spirituel. Je compris d'où venait son allure enchanteresse : elle était enceinte, mais je ne saurais dire combien d'enfants elle avait porté avant celui-ci.
Ce n'était pas son état non plus qui l'avait amenée jusqu'à moi. Anne était mariée, certainement à un domestique du château ; car je savais qu'elle y était toujours la servante des dames habitant le Grand-Ribeaupierre, le lieu de vie de la seigneurie de Ribeauvillé.
« Je vais essayer de vous aider à parler. Je vous assure du secret de la confession pour que... »
Elle leva la main, pour balayer mon erreur. Elle venait faire des révélations à un homme, cet Ulrich que j'étais, et non pas au prêtre.
Il ne serait donc pas question de péchés la concernant, ce qui me soulagea, ne serait-ce que pour le bien-être de sa famille.
Je la regardais frotter le sol du bout de sa bottine. Ce qu'elle avait l'intention de me dire me parut soudainement plus important que pesant. L'envie de savoir me brûla soudain les lèvres, tel le désir qui saisit l'ivrogne de retourner à son vin.
« Anne, vous semblez gênée. Je vous interrogerai donc, comme le ferait un ami, si vous me le permettez. »
Elle releva la tête d'un frisson d'épaule, le regard fuyant, ce qui m'autorisa à lui demander :
« Tout d'abord, dites-moi : qui vous envoie, aujourd'hui ? »
Anne se mordilla la lèvre inférieure. J'eus déjà le sentiment que cette question était de trop. Je l'invitais alors à s'asseoir, espérant que cela la tranquillise.
Je commençai moi-même à ressentir de la gêne. Pour elle, car elle avait été jetée dans cette situation inconfortable malgré elle, ce qui était beaucoup pour cette frêle servante. Et puis j'étais gêné de devoir lui tirer des révélations me concernant presque malgré elle.
Je me mis à craindre qu'un ton de voix trop insistant de ma part la fasse fuir, et que je demeure dans le tourment de ne jamais savoir ce qu'elle avait à me dire.
J'aurais pu changer le sujet de cette conversation pour la mettre plus en confiance, pour arriver plus sûrement à mes fins. Mais était-on jamais sûr de quoi que ce soit ?
Elle passa sa main sur son ventre arrondi, belle la sainte mère de Dieu. Je songeai que ce serait moi qui baptiserait ce petit enfant, qui poserait sur lui la marque de notre Seigneur, lui donnerait le nom qui lui permettrait de connaître la terre, pour toute sa vie.
« Peu importe qui m'envoie, père Ulrich. Vous ne lui en parlerez jamais comme elle-même, Dieu nous en préserve, ne vous adressera jamais la parole. »
Il n'y avait pas grand-chose d'autres à dire pour m'intriguer davantage. Je compris dès lors que la provenance de son message était la même que la douceur de ce panier, et la tendresse chaste de son visage : le château de Grand-Ribeaupierre... Et peut-être bien de l'intention d'un de nos seigneurs ?
Une servante de la qualité d'Anne était une perle rare, qui contribuait comme une exceptionnelle amie à la grandeur de cette famille. Je savais qu'elle avait été, à mon départ, au service de celles que l'on appelait : Gretchen. Mais la personne qui avait mandaté Anne pour me rejoindre, cette personne-là je risquais de conserver le doute sur son identité.
« Vous venez de la part de Gretchen, n'est-ce pas ? Mais je ne vous obligerai pas à le confirmer, car je tiens à ce que vous restiez une servante digne de foi. »
Anne ne leva pas les yeux, feignit l'ignorance. Puis elle dit :
« Vous savez beaucoup de chose, père Ulrich. Mais je prie que le Seigneur vous garde de tout savoir. Bien que je ne sois qu'une messagère, je regrette que cette tâche m'incombe. »
Elle sembla disposer à s'ouvrir un peu plus, je me tus pour l'encourager.
