Je décidais d'offrir sur l'autel du Seigneur mes rêves juvéniles, malgré mon immaturité. Je pensais qu'il accepterait facilement ces présents, et non pas qu'il chercherait à m'éprouver dans un creuset purificateur.
En effet, en échange de mes songes improbables, il me gratifia de cauchemars d'adultes. Voulaient-ils me montrer pire ennemi que moi-même ? Les cauchemars nocturnes ne me montraient rapidement plus mon visage, plus nos pays, encore moins nos coutumes.
J'avais une très grande peur qui sévissait avant chaque assoupissement, avant à chaque divagation de mon esprit derrière la porte de mes paupières. Je ne saurais décrire les premiers récits qui m'enivraient de terreur. Ils ne semblaient pas passer avec le temps, plutôt, à mon grand désarroi, avaient-il la volonté de s'accroître.
Mes cauchemars me faisaient peur, car au matin je ne pouvais pas me sentir aussi fort que je devais l'être. Les journées pouvaient être dures ou douces, les nuits sans apaisements les rendaient on ne peut plus difficiles.
Les autres aspirants, novices ou postulants, au même titre que moi, m'avouaient à demi-mots leur angoisse de l'engagement, avec sympathie ou sincérité.
Pourtant au réveil, nul d'entre eux n'étaient aussi vannés que moi. Aucun d'eux ne trouvait nos prières du matin aussi interminables ; leur irritation face aux sanctions ne les trahissait pas ; leurs humeurs n'étaient pas maladives au point d'être distrait par un peu de cire qui crépitait dans nos salles de lectures.
Nos maîtres, sévères envers les distraits, notaient dans leur calme l'évidente agitation qui m'assaillait et rompait la monotonie de leurs tâches.
Après avoir été quelque fois battu pour mon apparente indiscipline intérieure, contre laquelle je ne pouvais rien, mes confesseurs d'alors voyaient en moi comme un mystère que je cachais.
Quand on m'interrogeait, quand de moi-même je livrais ce qui me blessait, tous me scrutaient avec le regard de l'incrédulité.
Comment de simples cauchemars pouvaient-ils heurter ma sensibilité, au point de chasser la tranquillité que je souhaitais autant que les autres ?
Pourquoi une excuse aussi simple que des mauvais rêves, faisait croire à un caractère défiant mes maîtres ?
Je ne mentais pas, les descriptions de mes songes ne leur paraissaient pas exceptionnelles.
Ils refusèrent d'en entendre plus.
Ils n'osèrent me traiter de menteur.
Ils m'accusèrent d'avoir des secrets.
Ils ne voulaient pas entendre, ce que je ne pouvais désormais plus dire. Cacher mes pensées était un ordre. Ils contribuaient à taire ma vérité, à ensemencer ma part de mystère.
Puis les maîtres dirent que je ne disais pas tout.
Que j'avais quelque chose à me reprocher, qu'ils ne voulaient pas entendre. Que si cauchemar il y avait, c'était un don de notre dieu.
Une bénédiction pour me racheter. Les cauchemars se vouaient à mon salut. Ils n'étaient pas une punition, mais une chance.
Le Seigneur avait choisi cette voie pour moi. Si je l'acceptais je serais guéri pour l'éternité. Et le chapitre de mes tourments étaient clos pour eux.
Et je ne dormirais pas du sommeil du juste, tant que je n'en serais pas un. Ma fragilité issue de ma petite enfance, les efforts qui avaient été faits pour que je vive méritaient ce prix exorbitant.
Je devais la vie à des personnes qui avaient veillée pour moi. Mes nuits terribles avaient parfois le goût du sang.
Les horreurs qui m'envahissaient la nuit avaient des visages humains. C'était des guerriers étranges et cruels, dont je pouvais décrire des mœurs et des coutumes qui n'avaient rien des nôtres.
De tels démons existaient-ils ? Comment lutter contre des diables dont l'existence était sans cesse remise en question ?
Car nos adversaires me regardaient, la nuit, avec la ferme intention de me nuire. Et je les affrontais, perdaient souvent ces combats durant mes nuits. Et au réveil, ils cessaient de me harceler, perdaient à leur tour toute consistance. Mais ils avaient mon repos comme butin.
Ma fatigue me rendait moins bon. Je me pensais doux et prêt à servir. Mes pieuses intentions étaient balayées comme le sable par le vent.
Ces guerriers étaient plus forts que mon apitoiement. Je pouvais me taire et nier leur puissance, mais rien ne les empêchait de dévaster la mienne.
Mes cauchemars me montraient des guerriers singuliers, tels que je n'en avais jamais vu. Ils étaient parfois à cheval, aussi nombreux qu'un essaim d'abeille.
Ils pouvaient apparaître de partout, furieux et enragés. Ils chassaient le gibier comme ils abattaient les hommes. Ils avaient les jambes courtes, tandis que tout le reste de leurs corps était imposant.
Ils croyaient en d'autres dieux, d'autres héros. Ils vénéraient des espèces de sorciers, qui prétendaient faire le lien entre la terre et le ciel, et intercéder avec les enfers.
Ils tuaient, massacraient, depuis des générations. Mes songes nocturnes, angoissants comme seule l'obscurité pouvait l'être, me les montraient en détails. Et rien ne pouvaient les arrêter.
C'étaient des envahisseurs par choix, et les atrocités auxquelles ils se livraient auraient condamnées un chrétien en un regard. La lutte pour la vie était un carnage dont ils nous rendaient coupables.
Notre Eglise exigeait qu'un terme soit mis à leur progression. Les villages brûlaient, les champs étaient piétinés, les hommes percés de leurs flèches, les femmes fendues par leurs longues épées, les enfants dépecés par leur coutelas d'os, les vieillards traînés dans les mares de sangs par des cordes lacées aux selles de leurs chevaux.
Ces monstres si peu humains, sans barbes, puissants dans leurs malheureux péchés, guettaient ma faiblesse.
Je ne savais pas à qui parler de tant de détails alarmants. Quand j'interrogeais prudemment les novices sur leurs rêves, ils étaient peu gênés de m'en parler, et aucun d'eux n'en avait de similaires.
J'étais seul avec mon tourment, coupable de je ne savais quel crime qui me poursuivait dans le sommeil.
Quelqu'un devait les arrêter, car j'avais peur de ne pas réveiller, qu'un démon se serve de mes peurs pour me trahir.
J'étais agité de la fin du jour au petit matin, et ma mauvaise réputation croissait avec les accusations et les inutiles flagellations pénitentielles.
Une nuit je criai de peur, éveillant un postulant qui partageait mon lieu de repos. Il me dirait plus tard, sur le ton de la confidence, que j'avais demandé de l'aide à un empereur, que j'avais nommé Othon le Grand.