Fils de l'Ombre

Chapitre XV - Disparition

Deux jours. Deux jours qu'elle était rentrée chez elle. Deux jours que sa vie n'était plus qu'un amas de question, qu'un torrent d'émotions contradictoires et imprécises. Deux jours, aussi, que les réponses semblaient floues, vagues, lointaines, et que seule une pensée, finalement, occupait son esprit torturé. Cette pensée se matérialisait sous la forme d'un garçon blond comme les blés, aux yeux d'un bleu pur comme celui de la glace (comme elle aimerait revoir un jour de la glace !), et au sourire en coin charmeur, le tout reposant sur un corps assez svelte (pour ne pas dire carrément maigre) et agile.

Cette pensée, oppressante, obnubilante, l'avait assaillie toute la nuit durant, lorsqu'elle avait décidé de rentrer chez elle pour « refaire le plein ». C'était ça. L'énergie, comme tout le reste, lui manquait. Pour la première fois, elle était passée outre l'une des règles de base qui faisaient d'elle une Traqueuse aguerrie. « Tu ne te laisseras pas charmer par les créatures des Ténèbres, car la noirceur de leur âme n'a d'égale que leur facilité à tromper ceux qui les entourent ». C'était écrit, noir sur blanc, c'était clair, net, précis, et pourtant elle était tombée dans le panneau. Cette phrase faisait partie du règlement de base, règlement qu'elle avait passé plusieurs années à étudier et à apprendre par cœur en compagnie du maître qui lui avait tout apprit. Pourtant, tout s'était alors effondré, comme une pile de cartes sur laquelle le vent du changement viendrait souffler brusquement.

Le trajet avait duré la nuit entière, mais Nowi, bien qu'exténuée, ne s'était pas senti la force de s'endormir. Trop de questions, pas assez de réponses, c'était tout ce qu'elle rabâchait sans relâche. Accablée par ces songes envahissants, elle avait marché toute la nuit durant, une nuit sans lune et sans vie, une nuit qui avait, semblait-il, semé la mort sur la forêt de Briff aussi bien que sur le cœur de Nowi. Elle avait le sentiment qu'une part d'elle-même avait cessé d'exister au moment même ou Kyle avait disparu dans le sous-bois. Elle avait espéré ! Dieu qu'elle était sotte. Elle avait espéré qu'il se retourne, qu'il lui dise que, lui, il se fichait pas mal qu'elle dénigre ce qu'il est, qu'il avait quand même apprécié faire équipe avec elle, et qu'il lui était reconnaissant de l'avoir sauvé... Balivernes ! Comment aurait-il pu ? Après tout ce qu'elle venait de lui dire ! Tout ce qu'elle lui avait craché au visage, parce que c'était cela et rien d'autre qu'elle avait fait.

Kyle, quant à lui, ne s'était pas vexé outre mesure, quoi que puisse en penser Nowi. Il avait été blessé, certes, mais l'habitude avait pris le pas sur l'amertume, et il s'était dit que, après tout, tant pis, si elle ne voulait pas de ce qu'il était pour partenaire, il pouvait très bien le comprendre. Elle était loin de se douter que, alors qu'elle marchait à s'en donner des ampoules dans ses larges bottes en cuir, comme pour fuir cette partie d'elle-même qu'elle avait laissé là-bas devant le sous-bois, le jeune homme dormait déjà à poings fermés, et que son rêve l'accablait bien plus que les évènements passés.

Elle était arrivée à Lundwal au petit matin, alors que le soleil pointait timidement le bout de son nez au sommet de la colline Est. Elle avait arpenté un nombre de fois incalculable le petit sentier de pierre qui menait à l'entrée du village, mais cette fois, elle ne s'en sentait pas la force. Elle ne se sentait pas digne de regarder qui que ce fut dans les yeux après ce qu'elle avait fait, ce qu'elle avait dit. Il fallait qu'elle se rachète, c'était certain, mais comment ? Kyle pouvait être n'importe où, et prendre contact avec lui était impossible : elle ne savait même pas où il habitait ! C'était en ruminant une fois de plus ces pensées tragiques que Nowi s'arrêta. Maintenant, ça suffit !

Essayant de se détendre pour la première fois depuis déjà bien longtemps, elle s'assit au bord du chemin et ferma les yeux. Puis, alors qu'elle était ainsi campée, elle écouta. Elle écouta le bruit de la nature qui s'éveille sous les rayons du soleil, des centaines d'oiseaux qui piaillaient en tous sens. Elle écouta le bruit de l'eau du ruisseau, qui s'écoulait paisiblement, imperturbable. Elle écouta les Lundwalois, qui, peu à peu, sortaient de leurs demeures respectives et s'époumonaient à coeur-joie sur la place du marché. Elle écouta tout cela.