Chapitre XVI - Une silhouette

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ll faisait nuit noire, et la lune peinait à se distinguer de l'amas de nuages qui assombrissait la route. La route en question -qu'il aurait été plus judicieux d'appeler un chemin- semblait happée par l'obscurité nocturne, ce qui en faisait un lieu peu fréquentable à cette heure tardive de la nuit. Seulement, elle a beau effrayer la plupart des individus, la nuit profite également à d'autres.

C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un bruit rémanent se faisait entendre. Un bruit rémanent à consonance lugubre, -ou peut-être était-ce simplement dû au contexte ? Un bruit rémanent qui, à mesure qu'il se rapprochait, commençait à ressembler à des pas piétinant négligemment les dalles de pierre au sol. A bien les écouter, cependant, Kyle comprit qu'il ne s'agissait pas « des » pas d'un individu, mais « d'un » pas. En effet, deux bruits se distinguaient l'un de l'autre, et plus ils s'alternaient, plus il était évident qu'ils différaient. Le premier était clairement celui d'une botte en cuir sur la pierre froide dont l'écho résonnait au loin, dans la forêt, mais le second sonnait plus comme un instrument frappé sur les dalles. Un instrument en bois. A force de se focaliser sur sa résonance et son rythme, Kyle comprit qu'il ne s'agissait pas d'un instrument quelconque mais bien d'une jambe. Une jambe de bois.

L'individu progressait lentement, mais la silhouette de sa lampe à huile se dessina finalement à l'angle du chemin, et Kyle put l'observer en toute discrétion. Il constata en premier lieu que son ouïe ne l'avait pas trompé : l'homme -à moins que ce ne fut une femme ? Il était en tous cas de très petite taille et avançait sur un pied botté tout à fait ordinaire, ainsi que sur un pied... de biche. Façon de parler, évidemment. Bien qu'il -Kyle décida finalement que l'étranger serait un homme- avait l'air, à sa façon de mettre un « pied » devant l'autre, parfaitement rompu à l'art de la jambe de bois, on devinait à son souffle raque que la route avait du être longue, et qu'un peu de repos ne lui ferait pas de mal.

La route sur laquelle cet étrange individu traînait sa petite carcasse reliait la forêt de Briff à Casamia, la ville la plus proche. Surnommée par les Casamiens le « Chemin Sinueux », c'était cependant la seule voie pour entrer à Casamia comme pour en sortir, ce qui expliquait que les habitants de cette ville soient si refermés sur eux-mêmes et méfiants envers les étrangers.

Enfin, pour le moment, Kyle se trouvait à plusieurs kilomètres de cette cité -car en effet, la route était aussi régulière que longue-, et il était tapit dans les fourrés avoisinants le chemin y menant. Bordée par une végétation dense et sombre, cette voie était un lieu peu fréquentable de nuit comme de jour. En effet, les bois l'entourant étaient le repaire de nombreux brigands qui détroussaient sans une once de pitié les pauvres voyageurs passants par là, aussi vaut-il mieux passer son chemin lorsque l'on croise le Chemin Sinueux, car même si l'intention est bonne, la route ne le sera probablement pas autant.

Pourtant, le semi cul-de-jatte avançait tranquillement, sans plus se soucier du boucan qu'il produisait que de son entourage. Il a de la chance, ne put s'empêcher de penser Kyle. De la chance de n'être tombé sur aucun être malavisé pour le moment. Pour le moment. Pourtant, inconscient de sa vaine autant que du danger -du moins c'est ce qu'il semblait à Kyle-, l'individu vêtu d'une longue cape noire couvrant une grande partie de son petit corps progressait lentement mais sûrement vers ce qui pourrait bien être sa mort. Enfin...pour le moment, il approchait surtout de Kyle.

Ne semblant prendre conscience de rien, l'individu passa devant la cachette du jeune homme sans lui jeter un regard, et il poursuivit paisiblement son chemin en claudiquant du mieux qu'il le pouvait, suivit par son ombre qui prenait d'étranges contours, sans doute à cause de la lanterne qu'il tenait dans ses mains et qui dansait dans les airs en rythme avec sa marche peu harmonieuse.

L'observant s'éloigner pendant plusieurs secondes encore, jusqu'à ne plus distinguer que la silhouette vague de son dos se trémoussant dans l'obscurité atténuée par la flamme de sa lampe, Kyle patienta patiemment. Comme les vagues devant un dieu dont Kyle ne se souvenait plus le nom -il se rappelait, en revanche, quand maman lui racontait cette histoire qu'il aimait beaucoup, enfant-, les ténèbres s'ouvraient sur le passage de l'étrange individu, et se refermaient derrière lui après qu'il ait claudiqué un peu plus loin, comme des vagues respectueuses envers l'étranger qui traversait leur flot.

Alors que la silhouette allait disparaître au tournant, ne laissant derrière elle que l'écho lointain de sa jambe mutilée, Kyle se déplia lentement et entreprit, silencieusement, de la suivre, s'enfonçant dans les bois obscurcis par l'absence de lune dans le ciel.

La silhouette n'était pas plus compliquée à traquer qu'à suivre sans se faire repérer : elle produisait un boucan phénoménal et n'aurait de toute évidence pas remarqué une cloche sonnant l'heure la plus sinistre de la nuit, alors une brindille craquant sous le pas d'un jeune homme discret, pensez-vous... Enfin, pensez-vous... Pensait surtout Kyle, qui, se relâchant en constatant la facilité de sa tâche, faillit ne pas remarquer les trois hommes à une dizaine de mètres devant lui, dissimulés derrière des buissons épineux et denses.

Toujours aussi inconsciente, la silhouette claudiquante s'approchait dangereusement des trois bandits à la mine patibulaire que Kyle leur devinait dans l'ombre. Il hésita. Se projetant dans un futur très proche, il imagina la scène qui devrait se produire sous ses yeux : les roublards sortiraient de leur planque et feraient miroiter leurs multiples lames sous les yeux du pauvre homme. Celui-ci, n'ayant aucun espoir de fuite à cause de son handicap, les implorerait de le laisser en vie, de leur donner tout ce qu'ils voudraient, si si, tout ce qu'ils voudraient... Puis, dans un geste imprécis et révélateur de son incompétence, le bandit qui serait sûrement leur chef tuerait la silhouette mystérieuse. Là, Kyle pourrait intervenir, tuer les deux sous-fifres d'une dague savamment projetée -pardon, Cléa, reviens vite-, capturer le chef, et lui demander tout ce qu'il voudrait sur le « porc rouge » dont il était question dans le mot qu'il tenait toujours chiffonné dans sa paume gauche et qui l'intriguait tant.

Revenant à la réalité, il assista à une mise en scène tout autre que celle qu'il avait imaginée. Le début était le bon : les bandits sortirent bien de leur buisson, et tirèrent plusieurs lames de leurs fourreaux multiples. La suite, en revanche, Kyle ne l'avait pas prévue, et la scène à laquelle il assista là, ancré au sol de stupeur, lui sembla être au ralenti tant elle était irréelle.

La silhouette, nullement stupéfaite ou surprise par l'apparition soudaine de trois hommes armés jusqu'aux gencives, sortit de sa cape immense une canne qui semblait être du même bois que sa jambe. D'un geste souple et bien placé, avant même que les trois hommes aient pu réaliser ce qui advenaient devant leurs yeux aussi ébahis que ceux de Kyle, la silhouette assomma le plus costaud d'entre eux, qui s'étala de tout son long sur les dalles de pierre gelées. Ni une, ni deux, les suivants réagirent aussi vite qu'ils le purent et s'élancèrent en tandem sur l'handicapé qui leur semblait acculé. Il n'en était rien, cependant, et celui-ci évita habilement le couteau du premier en se fléchissant sur sa jambe valide, puis se propulsa vers le second, dans le ventre duquel il enfonça profondément son pied de bois. Le deuxième brigand s'écroula aussitôt, puis le troisième suivit, sans que Kyle comprit bien par quel miracle. Il éprouvait un mélange d'admiration et de désolation : il avait tout de même perdu sa seule piste... à moins... A moins que cette silhouette si mystérieuse ne détienne finalement plus d'information que sa piètre apparence ne le laissait croire...

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Un nouveau personnage énigmatique qui pourrait bien détenir l'avenir de Kyle dans ses mains fait son apparition en mettant à terre trois bandits patibulaires ! Qu'en pensez-vous ?

C.

Fils de l'OmbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant