LA STATUE

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– Passons à la statue en soi, poursuivit Blaboet en montrant une autre diapositive. Vous voyez ici la sculpture de bronze représentant le Baron Empoigne triomphant de la terrible Bête de Moncornet, comme le veut la légende. Il est ainsi figuré debout, en cotte de mailles, le port altier, un pied sur le corps de la Bête terrassée, dans la tradition bien connue des représentations de l'archange Saint Michel victorieux du Démon, avec dans la main gauche l'écu aux armes de Moncornet, et brandissant dans l'autre la branche arrachée au plus grand chêne de la forêt, à l'aide de laquelle il a tué l'immonde créature. On nomme ce chêne, depuis ce temps-là, « l'Assommoir », ou « le Vieux Gourdin », selon les usages. D'où sortez-vous cette bière, Pontbleu ?

– Du frigo, dit Pontbleu en la décapsulant avec ses dents.

– Vous noterez la présence sur l'écu du Baron d'un rameau posé en pal, symbolisant cette même branche. C'est naturellement la main droite, symbole de puissance, qui empoigne la branche, dans un geste qui a peut-être valu au Baron le nom sous lequel on le connaît. Quant à la Bête, que l'on voit ici grouiller sous le pied vainqueur du Baron, elle reste difficile à définir, les légendes à son sujet lui donnant des formes contradictoires. C'est pourquoi le sculpteur, ancien élève de Viollet-le-Duc et doté comme lui d'une certaine propension à l'outrance, a fait d'elle un mélange improbable de diverses espèces : une tête de lion, ou du moins une crinière, mais avec quelque chose d'asinin au niveau des naseaux, et une seule corne à gauche, sans que l'on sache si l'autre est absente suite à une distraction maladive de l'artiste ou à des restrictions de budget impromptues. Le reste du corps, d'abord velu, se dilue ensuite en un interminable entortillement évoquant plusieurs queues de serpent entrelacées. Votre braguette, Pontbleu.

– Effet d'optique, répliqua Pontbleu pour qui le bluff était une seconde nature.

– Pour conclure, embraya Blaboet en montrant une diapositive où l'on voyait toute la population de Cornemont réunie sur la pelouse, celui ou ceux qui ont commis cet acte odieux ont voulu s'en prendre à ce que notre bonne ville a de plus cher, et si vous voulez une galerie de suspects, vous pouvez commencer par tous ceux que vous voyez sur cette photo. Car qui peut vouloir nuire à Moncornet, si ce n'est Cornemont ? Faites votre marché. Il n'y a qu'un seul être au monde susceptible de nous vouloir plus de mal encore que ces infâmes Cornemontais, et c'est...

(roulements de tambour que seul Jean-Branlin est en mesure d'entendre, tandis qu'il passe à la diapositive suivante)

... le Monstre !

– Ah ouaîîîîs, fit Pontbleu qui avait soufflé un anneau de fumée et s'amusait à jeter des chips dedans.

– Sur ce cliché un peu flou, qui est le seul du Monstre dont on dispose, on voit assez clairement l'énorme silhouette hirsute se déplacer entre deux arbres. Ultime descendant de la Bête légendaire vaincue par Empoigne, le Monstre qui vit dans la forêt de Moncornet guette depuis des siècles l'occasion de sa revanche, et sa haine atavique envers notre belle cité surpasse peut-être celle de nos insignes voisins... arrêtez avec ce solo de saxo, Pontbleu.

– Solo de quoi ? demanda Pontbleu qui croyait que seul le lecteur vigilant et imaginatif pouvait l'entendre.

– Bref, vous avez selon moi les cartes en main pour identifier une première brochette de suspects assez probablement coupables. Je ne développerai pas davantage mes théories, je ne vais tout de même pas faire votre boulot.

– Je vais vous en mettre une, de théorie, lâcha Pontbleu comme on claque un brelan d'as. Toute cette histoire de tronche escamotée me semble être l'œuvre de quelqu'un qui s'y connaît extrêmement bien en matière de folklore local, et qui savait exactement où taper pour que ça fasse mal. Quelqu'un qui nourrirait pour toutes ces salades un intérêt un peu malsain, et qui s'emmerderait suffisamment pour échafauder (zavez vu le jeu de mots !) un canular aussi con.

– Malsain ? Comment l'entendez-vous ?

J'entends ça ! gueula Pontbleu en montrant sur le buffet Lupin III un petit cadre argenté contenant une photo de Jean-Branlin déguisé en Baron Empoigne, une branche à la main. Et ça ! ajouta-t-il en montrant sur une petite console Jésus II une autre photo de Jean-Branlin déguisé en Monstre avec des poils partout. Et comment vous expliquez ça ! éructa-t-il en pointant du doigt une troisième photo où Jean-Branlin apparaissait déguisé en branche.

– C'est mon jardin secret, Pontbleu, s'indigna Blaboet en lui confisquant sa bière qu'il n'avait pas eu le temps de finir, contrairement au paquet de chips. Et maintenant, j'imagine que vous préfèrerez prendre la porte, plutôt que mon pied où je pense. »

« Sacrément frappé, le pépère », songea Pontbleu en s'allumant une clope sur fond de solo de saxo une fois dehors. « On va aller voir le Monstre, il va nous expliquer tout ça. »

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant