LA BRANCHE

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– Tout est relatif, Pontbleu. Moi, je n'ai jamais pendu personne, contrairement à certain nobliau dont il me souvient. Quand je tue, c'est pour me nourrir, pas pour me défouler ou me divertir.

– Tiens, à propos, y a quoi dans ces biscuits ?

– Rien que des ingrédients naturels, prélevés dans ces bois. Je n'en dirais pas autant de vos cigarettes.

– Oh, ça, c'est de la foutaise, sourit Pontbleu en jetant son mégot par la fenêtre, c'est juste pour impressionner les esprits faibles, ajouta-t-il en espérant ainsi se concilier les faveurs du Monstre. Revenons à nos moutons (je parie que vous aimez ça, le mouton, hein ?) : y a pas mal de gens à Moncornet, un peu cons, je l'avoue, qui pensent que vous aviez des raisons d'en vouloir à cette statue inepte. Auquel cas, avouez direct, comme ça je vous coffre tout de suite et après je peux profiter de ma journée. Zavez un alibi ?

– Bien entendu : j'ai passé toute la nuit du crime à creuser des trous pour enterrer mes proies et à me frotter le cul sur des troncs d'arbre. Vous pouvez demander à n'importe quel sanglier, ils m'ont tous vu.

– C'est vrai, on l'a tous vu ! intervint l'écureuil qui était resté sur l'appui de fenêtre et fumait à présent la clope de Pontbleu qu'il avait interceptée.

– T'es pas un sanglier, toi, recadra Pontbleu qui entendait bien ne pas se laisser déborder par un rongeur et garder la maîtrise du débat. Oui, enfin, vous avez du beau monde poilu pour vous couvrir, mais il n'empêche que vous êtes le mieux placé pour avoir un compte à régler avec le Baron Compoigne, poursuivit-il en montrant qu'il était bien le seul dans cette histoire à n'avoir toujours pas retenu le nom du Baron.

– Un mobile ? Continuez, vous m'intéressez...

– Jouez pas au plus fin avec l'inspecteur Pontbleu, de plus gros que vous s'y sont cassé les dents, mentit Pontbleu qui ne semblait toujours pas conscient qu'à tout moment de la discussion, le Monstre pouvait tout bonnement décider de le manger. Tout le monde est au courant de la cuisante défaite subie par votre arrière-tonton aux mains du Baron Pompoigne, et on sait bien que depuis ce temps-là, vous crevez d'envie d'emmerder la ville.

– Détrompez-vous, Pontbleu, dit le Monstre en croquant un biscuit, ce que vous ont raconté ces naïfs villageois n'est qu'un tissu de billevesées. Ils prétendent tous que le Baron a construit son château, aujourd'hui disparu, mais premier fondement de la future ville de Moncornet, pour célébrer sa victoire sur mon aïeul. C'est en réalité tout le contraire : c'est mon aïeul qui a remporté le combat, et Empoigne s'est muré dans sa forteresse pour se protéger de lui.

– Ah ouais ? Et l'histoire de la branche de chêne, vous en faites quoi ?

– Elle est ici, justement. Je vais vous la montrer. »

Le Monstre se leva et alla décrocher au-dessus de la cheminée une branche massive qui ornait le mur en compagnie d'un tableau figuratif encadré de ronces.

« La vérité est que mon aïeul, beaucoup plus grand et plus fort que le Baron, a très vite eu le dessus dans leur affrontement, et l'a ensuite poursuivi à travers toute la forêt, non sans avoir au préalable mangé son pantalon, avant de le pendre par les couilles à ce vieux chêne et d'en casser une maîtresse branche pour en fouetter ses fesses rebondies. Vous comprendrez aisément pourquoi les Moncornétiens ont préféré s'inventer une vérité alternative, c'est un peu gênant comme affaire, et puis, difficile d'en tirer une statue présentable. Venez, la scène est représentée par ce tableau qu'a peint un autre de mes ancêtres. »

Pontbleu s'approcha et constata qu'en effet, le tableau montrait un homme partiellement dévêtu, en train de se faire cravacher par une sorte de très gros ours, et pendu par les burnes.

« Vous voyez, indiqua le Monstre en lui présentant la branche de chêne, à cet endroit l'écorce a volé en éclats, et dans la chair de l'arbre on voit encore l'empreinte du fessier féodal. »

Pontbleu n'avait rien à redire sur cette version des faits, et fut bien contraint de laisser vaquer le Monstre à ses occupations. De toute façon, il n'eut guère le choix, car un groupe de sangliers mécontents vinrent bientôt tirer le tibia du portail pour demander au Monstre de leur donner Pontbleu. Il s'avéra qu'un sanglier l'avait surpris en train de se laisser aller contre un saule plusieurs fois centenaire qui était l'un des joyaux de la forêt (« C'est vrai, on l'a tous vu ! » confirma l'écureuil en finissant sa clope). Et tandis qu'il se laissait escorter dehors, un sanglier sous chaque bras, Pontbleu ne pouvait s'empêcher de songer que ces biscuits avaient comme un petit arrière-goût de crâne.

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant