SOUS LA STATUE (partie 3 et fin)

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– Dans ce coin, nous voyons une version différente de l'écu que porte le Baron : en lieu et place des armoiries qui figurent sur la version définitive, on y voit une représentation en miniature du Baron domptant la Bête, et sur l'écu du Baron miniature est reproduite la même scène, qui se répercute ainsi en plus petit, à l'infini. Cette mise en abyme exprime bien le caractère finalement inconnaissable de l'Histoire, l'impossible accès à l'origine : comme sur un chantier de fouilles, chaque couche de passé exhumée en dissimule une autre plus ancienne, plus enfouie, plus ténue. Tout passé renvoie à un passé antérieur, tout imparfait à un plus-que-parfait, dans une ellipse sans fin qui nous montre combien, à tout instant, le présent dans lequel nous vivons et pensons repose et s'appuie sur l'insondable, comme la veille sur les gouffres du sommeil...

– Sérieux ? sursauta Pontbleu à qui le mot « sommeil » fit prendre conscience qu'il venait de faire une microsieste.

– Dans cette autre variante, le Baron apparaît dans le plus simple appareil, en un hommage aux bronzes antiques du plus bel effet, mais dont le caractère impétueux n'était pas au goût – très pieux – de l'époque. La posture du Baron, dans sa nudité décomplexée, pouvait suggérer un érotisme déplacé vis-à-vis de la Bête qui n'a pas échappé aux censeurs. La virilité d'Empoigne, apparente et sans ambiguïté sur cette esquisse, a donc été judicieusement sublimée dans l'image de la branche de chêne, autrement plus subtile et acceptable pour le public de son siècle.

– À POIL ! eut envie de gueuler Pontbleu comme dans les concerts, mais il se retint à temps.

– Cette autre version propose une scène dans laquelle c'est non le Baron, mais la Baronne qui tient la branche et mate la Bête. Ce véritable manifeste protoféministe, en avance considérable sur son temps, a comme on pouvait s'y attendre été refusé par les autorités éminemment masculines d'alors. Autre siècle, autres mœurs...

– Et celle-là, dans le fond, vous en faites quoi ? demanda Pontbleu en montrant une statue du Baron qui avait carrément la tête de Pontbleu.

– Celle-là, c'est un mystère. Vous avez dû avoir un ancêtre qui habitait les environs. Vous avez des origines... ? »

Mais il était trop tard : Pontbleu était déjà loin, très loin, en route vers les sommets de sa propre gloriole, voyant en cette statue qui était son sosie la prophétie gravée dans la pierre de son arrivée dans cette région et de son triomphe futurs, la Bête symbolisant cette enquête interminable et faramineuse dont lui, Pontbleu le Magnifique, viendrait un jour à bout.

« Vous ne devez parler à personne de ce que vous avez vu ici, Pontbleu. Le révéler maintenant ferait de moi le suspect idéal, même si ça ne prouverait rien, et vous savez que je révère trop l'Histoire, que j'apprécie trop l'intimité dont je jouis ici avec Elle, pour jamais toucher à un cheveu d'une quelconque statue. Nous dévoilerons l'existence de ce lieu au moment opportun. Votre nom sera associé au mien dans les manuels scolaires, nous serons l'aigle à deux têtes qui aura déniché la caverne d'Ali Baba, les inventeurs de la tombe de Toutankhamoncornet !

– Votre gueule, Jean-Branlin, répliqua Pontbleu qui redescendait tout juste en rappel des cimes du Mont Pontbleu depuis lesquelles il avait un moment contemplé l'ampleur de sa puissance à venir. Vous avez de la chance que je vous croie trop vaniteux et simplet pour avoir causé un grabuge pareil, autrement je vous aurais déjà menotté à un bloc de pierre pour aller vous dénoncer en surface ! Maintenant, laissez-moi réfléchir à ce que nous apporte cette découverte pour l'avancement de l'investigation. »

Et, après une longue et sinueuse délibération avec lui-même, la réponse qui lui apparut avec la clarté du pelage d'un puma blanc allongé dans les neiges éternelles du Mont Pontbleu fut : des coucougnettes.

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant