LA TÊTE DANS LE SOUPIRAIL

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Le temps passait, l'enquête piétinait, la Foire d'Empoigne approchait à grands pas, et il n'était plus envisageable, selon le Bourgmestre, de « laisser davantage cette statue briller par son absence de tête comme une braguette ouverte au soleil ». Son empressement à vouloir faire apposer son propre buste en remplacement mit d'ailleurs une puce sagace à l'oreille vigilante de l'inspecteur Pontbleu, qui voyait en lui le prochain suspect naturel sur sa liste et prévoyait d'aller le cuisiner tout bientôt. Dans le même temps, face aux échecs répétés de Pontbleu et à son comportement pour le moins erratique, le Bourgmestre œuvrait dans l'ombre avec les autres notables pour en apprendre plus à son sujet, et potentiellement trouver moyen de s'en débarrasser.

C'est au beau milieu de toutes ces magouilles réciproques qu'une nouvelle vague d'émoi secoua la ville : on avait trouvé la coupable ! Et ce n'était autre – qui l'eût cru ? – que la très respectée doyenne de la ville, Génuflette Pompelute ! Génuflette, cette si gentille mémé qui ne sortait plus que pour faire son marché et aller à la messe, qui du haut de ses 123 ans était la seule habitante de Moncornet à avoir vu de ses yeux l'érection de la statue ! On tombait de bien haut ! On ne pouvait donc même plus faire confiance aux aînés, aux gardiens du temple de la mémoire ! Quel exemple pour la jeunesse, déjà si remuante ! Il n'y a pas d'âge pour le vandalisme, les vieux c'est plus ce que c'était, etc.

Et pourtant, c'était le pharmacien Jean-Fémur Bébeuls lui-même qui avait découvert le pot aux roses, en faisant sa promenade matutinale avec son chien Fistule : là, derrière la grille du soupirail, dans la cave de Génuflette, il l'avait vue, la tête ! Il y avait naturellement ceux qui n'y voulaient point croire : compagnons de banc d'église, membres du club des aînés, amateurs d'antiquités prenaient fait et cause pour la pauvre retraitée, qui avait d'ailleurs quitté la vie active depuis si longtemps que personne ne se rappelait au juste quelle profession elle avait bien pu exercer. Et il y avait ceux qui affûtaient leurs fourches, brandissaient leurs torches et fourbissaient toutes sortes d'objets contondants assortis, trop heureux de trouver enfin un bouc émissaire plus commode à faire souffrir que le Monstre qui était tout de même un sacré morceau et qui, en plus, habitait loin. Afin d'en avoir le cœur net, le Bourgmestre diligenta les deux agents qui constituaient l'ensemble des effectifs de la police municipale pour aller questionner Génuflette à son domicile.

Tout ceci n'était cependant guère du goût de Pontbleu qui, en tant que perpétuel outsider, n'aimait pas voir toute une populace se tourner contre une seule personne (sauf si c'était un monstre, là, ça ne le dérangeait pas trop parce que c'était normal). Qui plus est, son instinct de flic aiguisé lui susurrait que Génuflette était trop vieille pour commettre pareille forfanterie. Il prit donc sur lui de détourner les deux flics en route vers la maison de la doyenne en menaçant sous leurs yeux de se soulager sur un platane au coin de la rue Frombioute.

Ni une, ni deux, les deux fonctionnaires intègres le prirent en chasse, et dérapèrent au premier virage dans une flaque d'huile adroitement disposée là en amont par Pontbleu, qui avait si bien préparé le piège qu'il se retrouva lui-même les quatre fers en l'air avec eux. Prisonniers de la flaque sur laquelle leurs semelles glissaient sans discontinuer, les trois larrons se poursuivirent sur place pendant de longues minutes pour le plus grand divertissement des passants, jusqu'à ce que Pontbleu parvînt à s'accrocher à un panneau stop tout proche grâce à un lasso sorti de sa barbe, et à tirer ainsi sa révérence.

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant